Image de Hans Ulrich Obrist
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Hans Ulrich Obrist

AUTOUR D'UNE ŒUVRE

Work No. 168 d’Emma Kunz

À la rencontre d’une personnalité du monde de l’art et de la culture, nous avons posé une question simple :
quelle œuvre vous a marqué et compte dans votre vie et votre parcours ?
Retour sur la fascination, l’émerveillement, le trouble ou le choc suscités par une œuvre d’art…

Work n° 168, Emma Kunz (détail), © Emma Kunz Zentrum

À quel moment l’art est-il arrivé chez nous ? Pour Hans-Ulrich Obrist, historien et critique d’art, commissaire d’exposition à travers le monde, c’est un dessin d’Emma Kunz sur la boite de l’AION A que sa mère achetait à la pharmacie. Un dessin qu’il avait toujours à disposition chez lui et qui a éveillé en lui une relation immédiate à l’art. De cette relation à l’art tendre et bienveillante est née une compréhension, sans doute à l’origine de la sûreté du regard de Hans Ulrich Obrist qui l’ont propulsé au firmament du monde de l’art. Plus tard, il découvrit l’étendue de son œuvre. Hans-Ulrich Obrist revient sur l’importance de cette artiste visionnaire dont l’œuvre mêle art et spiritualité. À la fois artiste, chercheuse et guérisseuse, elle a réalisé plus 350 dessins, toujours à l’aide de son pendule. Ce souvenir d’enfance ne le quitta plus et réalisera une exposition dès 1992 au centre culturel Suisse à Paris et plus récemment en 2019 à la Serpentine galerie qu’il dirige depuis 2016. Rencontre.

Quel a été votre premier contact à l’art ?

Une expérience m’a particulièrement marquée durant mon enfance, je dirais que c’est l’œuvre d’Emma Kunz. J’ai toujours été profondément transformé par son travail. Je n’ai pas grandi dans une maison, en Suisse, où l’art jouait un rôle. Mais l’art est entré dans notre maison grâce à Emma Kunz, puisque ma mère, quand j’étais enfant, achetait souvent un produit appelé Aion A, un produit qu’Emma Kunz a découvert. C’est un produit sous forme de poudre issue d’une roche appelée Aion A., dont Kunz a découvert les propriétés curatives. Et dans de nombreuses pharmacies en Suisse, on peut acheter ce produit avec un dessin d’Emma Kunz sur l’emballage. Et c’est à travers Aion A, que l’art est entré la première fois dans ma maison.



La rencontre avec ses dessins a été marquante pour vous. D’autant plus qu’Emma Kunz n’était pas seulement artiste, elle est aussi guérisseuse… On perçoit la complexité et la profondeur d’une telle personnalité.

Oui, elle n’était pas seulement une artiste, mais aussi une guérisseuse. Elle soignait et elle a, entre autres, guéri Anton Meier, qui fut le fondateur du centre de Würenlos que j’ai connu. Il était paralysé, elle l’a guéri, et c’est après cela qu’il a créé ce centre. Pour moi, découvrir l’univers d’Emma Kunz a été fondamental, on peut visiter cette carrière de pierre à Würenlos, mais c’est aussi l’endroit où l’on peut voir ses dessins. 


Combien de dessins a-t-elle réalisé au cours de sa vie ?


Elle a réalisé environ quatre cents dessins au cours de sa vie, tous d’une intensité extraordinaire ! Ses dessins sur papier sont réalisés au crayon, mais aussi aux crayons de couleur. Ce sont des œuvres de très grand format. Elle utilisait aussi des pastels à l’huile, une trentaine environ.


Dans votre livre, vous dites : « Sur le paquet de l’AION A, il y avait un dessin d’Emma Kunz, et cette œuvre est vraiment fondamentale pour la mise en évidence pour moi des rapports entre art et spiritualité ». Comment percevez-vous la spiritualité dans ses dessins ?


Oui il y a un lien entre spiritualité et abstraction dans son oeuvre. Mais pas seulement : en réalité, il y a une dimension multi-dimensionnelle dans ses dessins. On voit toutes ces dimensions et, Emma Kunz comparait aussi ses dessins à des hologrammes. Elle dessinait à l’aide d’un pendule, c’était un rituel. 
Le philosophe et écrivain germano-coréen qui vit à Berlin, Byung-Chul Han, a écrit un livre précisément sur cette idée : nous vivons à une époque, certes, de communication, mais souvent de disparition des rituels. Et je pense que c’est très important, comme le disait Tarkovski : « Il faut visiter, réinventer les rituels pour le XXIe siècle ». Et je pense qu’Emma Kunz peut nous y aider, tout comme l’ensemble de ses dessins.

Work n° 012, Emma Kunz, © Emma Kunz Zentrum

Pouvez-vous nous en dire plus sur la dimension rituelle de son travail ?

Elle travaillait pendant des heures et des heures, souvent sans en dormir. Elle pensait que l’intensité de ce processus pouvait avoir un impact sur l’histoire. Un jour, elle a fait un dessin, pendant la Seconde Guerre mondiale, en espérant que dessiner avec une grande intensité puisse provoquer la disparition d’Hitler. Elle y croyait vraiment, elle dessinait, à l’aide de son pendule, avec une telle force, que tant que le dessin n’était pas terminé, elle ne dormait pas.

Emma Kunz à sa table de travail à Waldstatt, entourée de ses œuvres. Photographie de Werner Schoch, 1958 (Staatsarchiv Appenzell, Hérisau)

Emma Kunst décloisonne les disciplines… Artiste, médium, guérisseuse, elle aborde un vaste champ englobant plusieurs disciplines.

Oui, Emma se considérait aussi comme une scientifique, et je pense que le physicien C.P. Snow, d’une certaine manière, a amené cette idée de clivage entre les sciences humaines : les arts d’un côté, et la science de l’autre. Il disait qu’il nous fallait un pont et effacer cette dichotomie. On ne devrait pas être dans ce côté binaire, mais créer un troisième espace de rencontre. 



Comment le travail d’Emma Kunst a accompagné votre vie de curateur international ?

Dès mon enfance, j’ai été fasciné par cette œuvre, et Emma Kunz a en quelque sorte accompagné toute ma vie de commissaire d’exposition et de directeur de musée. Ce fut aussi le sujet de ma première exposition que j’ai organisée dans une institution, en 1992. J’étais commissaire invité par le Centre culturel suisse, rue des Francs-Bourgeois à Paris. Avec Bice Curiger, nous avons monté cette exposition, qui visait à étudier l’influence d’Emma Kunz sur l’art contemporain, sur les artistes d’aujourd’hui : de Boetti à Bethan Huws, en passant par Frédéric Bruly-Bouabré. 

Puis, à nouveau, à la Serpentine en 2006, je suis allé à Londres et c’est là, dans ce parc, que nous avons organisé une rétrospective d’Emma Kunz. Cette exposition était réalisée en collaboration avec un artiste, Christodoulos Panayiotou qui a travaillé sur le mobilier. Au lieu de s’asseoir sur une chaise comme nous le faisons maintenant, on s’asseyait sur une chaise en pierre, faite de cette roche. On peut imaginer une expérience très holistique, une expérience totale : on était littéralement dans l’Aion A !

Comment résonne l’œuvre d’Emma Kunz ? De qui pourriez-vous la rapprocher ?

Je pense qu’aujourd’hui, l’intérêt pour des figures comme Hildegarde de Bingen – l’une des plus grandes compositrices du Moyen Âge, mais aussi une écrivaine extraordinaire, une guérisseuse, une religieuse – est également importante à cet égard. Aussi, une toute nouvelle génération redécouvre des œuvres comme celles d’Emma Kunz.

Visionnez ici l’interview d’Hans Ulrich Obrist

Nous vivons à une époque, certes, de communication, mais souvent de disparition des rituels.

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