Portrait de Wang Keping
Portrait de Wang Keping

Wang Keping

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Quatre décennies que le grand public caresse de l’œil la texture de ses sculptures en bois. Un temps comédien puis scénariste à la télévision centrale de Pékin, il exprime très vite son désaccord avec les canons du réalisme socialiste, mouvement artistique au service de la Révolution Culturelle chère au Grand Timonier Mao Zedong. Il entre très vite en résistance et cofonde avec trois autres artistes le groupe Étoiles appelant à des happenings. Le voilà très vite tenaillé entre une surenchère de la censure malgré l’assouplissement du régime en 1979 et une envie d’exil. En 1984, Paris devient sa terre d’adoption mais aussi un terreau artistique dans lequel il mêle les réminiscences culturelles de son pays natal sans tomber dans le stéréotype de l’artiste chinois. Aujourd’hui en majesté dans les salles du château de Chambord où trône une vingtaine de ses sculptures, il déploie, à travers sa propre vision du couple, cet érotisme feutré et sensuel qui parcoure son œuvre depuis ses débuts.

J’ai appris que vous étiez très intéressé par le théâtre avant de vous tourner vers la sculpture.

Ma mère, connaissant beaucoup de monde, a réussi à me sortir des camps de rééducation politique pour m’intégrer en tant que comédien dans la troupe de théâtre de l’armée mais les pièces étaient terriblement nulles. Par la suite, j’ai commencé à écrire des scénarios pour la télévision centrale à Pékin alors on m’a donné un poste de scénariste tout en travaillant de chez moi. J’ai donc eu accès à un certain confort et quelques privilèges réservées à l’élite, seulement toutes mes propositions de scénarios étaient censurées. Tout en touchant mon salaire de scénariste, j’ai commencé à m’intéresser à la sculpture. Entre la mort de Mao (septembre 1976) et l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping (décembre 1978), il y eu une espèce d’ouverture, un appel d’air. La jeunesse venait accrocher des dazibaos (affiche traitant d’un sujet politique ou moral) sur le Mur de la Démocratie dans le centre de Pékin. C’est à cette époque que nous avons créé avec quelques artistes le groupe Étoiles. Notre première exposition, non officielle, a été montée en 1979 sur les grilles du Musée des Beaux-Arts de Pékin et retirée dès le 2ème jour. C’était un vent de protestation contre l’uniformité de la Révolution Culturelle.

C’est l’époque où vous avez montré vos premières sculptures, je pense à Silence ou Idole ?

Oui. En ce qui concerne Silence, elle symbolise la censure avec la bouche bâillonnée, un œil fermé, le cerveau coupé, c’était le contexte de la liberté d’expression en Chine à cette époque-là. Et c’est toujours le cas. Pour Idole, j’ai détourné et caricaturé l’image de Mao en une forme de Bouddha, ce qui était sacrilège pour le Parti. Pour moi ces deux sculptures, qui ont déjà quarante-cinq ans, ont encore toute leur légitimité. Ça leur donne plus de force au regard de toutes les dictatures encore en activité dans ce monde.

Êtes-vous retourné en Chine depuis votre installation en 1984 à Paris ?

J’ai été black listé pendant une bonne dizaine d’années avant d’y retourner. Maintenant, c’est beaucoup plus facile.

Vous voulez dire pour s’exprimer ?

Non, c’est pire. La Chine s’est ouverte au marché occidental et voyager est plus facile mais d’un point de vue de la liberté d’expression, c’est toujours aussi contrôlé. Maintenant avec l’impact d’Internet et des réseaux sociaux, la jeunesse arrive à détourner la censure avec un routeur VPN mais même avec cette précaution, le gouvernement peut, grâce à un contrôle du web des plus efficaces au monde, repérer les contestataires.

Hong Kong me paraît beaucoup plus détendu question démocratie et liberté d’expression. Vous êtes d’ailleurs représenté par la 10 Chancery Lane Gallery…

Le pouvoir chinois a largement durci le ton depuis la répression des manifestations étudiantes (2019/2020) à Hong Kong. Avant cette période, il y avait le boom de l’art contemporain chinois, c’était plutôt florissant et encourageant. Le fait d’avoir exposé en 1997, lors de la rétrocession, à l’Université des Sciences et Techniques de Hong Kong, m’a permis d’être remarqué et soutenu par cette galerie depuis 2001.

Vous aimez entreprendre des créations in situ devant le public ? Je pense à vos prestations à Chaumont-sur-Loire (2016 et 2020) et actuellement au Domaine National de Chambord.

Il y a un dicton en Chine qui dit « ceux qui mangent du porc n’ont jamais vu un cochon courir ». C’est une image pour évoquer que la sculpture en atelier, c’est sale, fastidieux et très physique alors qu’en galerie, c’est lisse, propre et parfait. C’est une façon de montrer l’envers du décor devant le public.

Wang Keping, création in situ, Château de Chamborg © Harry Kampianne

Et dangereux ! [ Il me montre une récente et vilaine cicatrice sur l’une de ses mains ].

Je ne m’étais jamais blessé aussi gravement. Je n’ai pas été prudent. J’ai essayé un nouvel outil et j’ai vraiment manqué d’attention. Ce n’est pas comme le peintre qui même un peu alcoolisé, même un peu dans les vapes, ça peut l’aider dans sa création. Pour un sculpteur sur pierre ou sur bois, c’est tout le contraire, il faut être vigilant et clair dans le maniement des outils.

Je suppose que les pièces monumentales sont réalisées dans votre atelier en Vendée.

Oui. C’est un ancien hangar de chantier naval, il y a beaucoup plus de place pour travailler sur plusieurs troncs d’un seul tenant. Je ne fais pas d’assemblages.

Comment avez-vous opéré pour la mise en place des œuvres dans le domaine de Chambord ?

L’espace d’exposition est au deuxième étage du château, hormis les trois créations in situ faites en extérieur. J’ai donc été soumis à certaines contraintes, comme ne pas sélectionner des œuvres trop imposantes. De plus, c’est une exposition d’hiver et une sculpture en bois en extérieur en ce moment, ce n’est pas terrible.

Comment avez-vous abordé ce fameux double escalier hélicoïdal qui aurait été imaginé, selon la légende, par Léonard de Vinci ?

Cet escalier, c’est le cœur du château et chaque artiste invité a sa propre interprétation. Il a plusieurs significations. Certains vont dire que c’est un endroit pour se voir ou s’éviter, d’autres pour ne jamais se croiser. J’ai pensé que c’était trop superficiel. C’est comme la Mona Lisa, il y a des millions d’interprétations. Pour moi, ce sont deux corps qui s’enlacent. Je les vois comme un écho à ma série sur les couples sur laquelle je travaille depuis des dizaines d’années. Cet escalier n’est pas uniquement fonctionnel, il possède une humanité ainsi qu’une forme de sensualité et d’érotisme. Je trouve du coup qu’il y a un lien avec mon travail. Quand j’ai commencé à monter cette exposition avec Yannick Mercoyrol (directeur du patrimoine et de la programmation culturelle du Domaine national de Chambord), il n’y avait pas de directive. J’ai eu carte blanche. Toutefois c’est lui qui a pensé au titre Duo que je trouvais plus ouvert, plus large que Couple, mon choix initial.

Wang Keping -Château de Chambord – Double escalier © Wang Keping Studio Courtesy Galerie Nathalie Obadia

Quelques sont les étapes lorsque vous commencez à travailler sur une pièce ?

Je récupère des troncs déjà coupés par des bûcherons comme je l’ai fait à Chaumont-sur-Loire et Chambord, j’enlève l’écorce et ensuite je les dégrossis et les mets à sécher avant de commencer la taille directe. Le bois doit sécher au minimum un an et pendant ce laps de temps, il y a des craquelures qui se forment. Ensuite quand le printemps arrive, je choisis l’un des troncs dégrossis de l’année précédente pour exécuter les retouches, les finitions et tout le travail de ponçage. Je peux œuvrer sur cinq ou six pièces dans la semaine. L’été, je m’occupe de tout ce qui est brûlage au chalumeau, la surface est carbonisée, ce qui donne différentes teintes de noirs suivant le bois employé. Ensuite j’effectue plusieurs polissages. Il arrive de temps en temps que je puisse finir mes sculptures avec une pâte à polish pour carrosseries de voitures, sinon je n’emploie aucun vernis.

Vous dites que certains bois ne sont plus utilisables parce que les craquelures sont trop profondes. Avez-vous toutefois le pouvoir de les maîtriser ?

Je peux anticiper en créant des craquelures derrière la sculpture. C’est ce qu j’appelle des faiblesses artificielles, ce qui a pour effet de renforcer devant les faiblesses naturelles du bois afin de maîtriser les craquelures qui m’intéressent. Par exemple au Japon, les sculptures bouddhistes étaient évidées de façon à lui donner de la souplesse et de l’élasticité. Plus c’est fin, plus c’est facile à travailler.

Y a-t-il des bois plus faciles que d’autres à travailler ?

Plus le bois est dense, je pense au chêne, à l’acacia, au frêne, à l’if, plus les finitions et le polissage offrent un rendu fin et brillant contrairement au peuplier qui est un bois tendre mais demande des finitions plus exigeantes et plus longues. Les bois fruitiers comme le cerisier sont des bois très agréables à travailler. J’accorde beaucoup d’importance à la forme. Je préfère travailler sur des bois pas trop droits avec des nœuds et des branches.

Vous êtes donc au service du bois…

Je lui donne une nouvelle vie. Je n’ai aucun dessin préparatoire ou maquette avant de m’attaquer à une pièce. C’est le morceau de bois brut qui suggère la forme finale. J’ai cherché longtemps comment je pouvais réaliser des formes très simples mais aussi très personnelles. Au début quand je suis arrivé en France, on me disait souvent que mon travail ressemblait à de la sculpture africaine. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Certains me disent que je suis le Brancusi chinois, ce qui me touche vraiment. Brancusi a été une révélation au tout début de ma carrière. C’était une nouvelle voie qui s’ouvrait à moi. Aujourd’hui, mes œuvres parlent pour moi.

Wang Keping en 6 dates
– 1949 : né à Pékin
– 1979 : cofondateur du groupe Étoiles
1984 : Arrive à Paris
– 1986 : Collaboration avec la galerie Zürcher jusqu’en 2016
– 2016 : Rejoint la galerie Nathalie Obadia
– 2022 : Musée national des arts asiatiques-Guimet

Actuellement :
Château de Chambord
41250 Chambord, tél : 02 54 40 40 00
www.chamborg.org
Jusqu’au 17 mars

Photo à la une : Wang Keping atelier en Vendee.
©Wang Keping Studio. Courtesy Galerie Nathalie Obadia.

J’ai détourné et caricaturé l’image de Mao en une forme de Bouddha.

Wang Keping