
Par Marwan Kahil
Ryōko Sekiguchi est l’autrice de Nagori, la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter et de nombreux ouvrages plébiscités par les lecteurs et lectrices, dont le très juste et émouvant 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent). Ambassadrice des sens et des saveurs, écrivaine, poétesse, Ryōko Sekiguchi maîtrise à merveille les mots pour mieux nous les restituer dans ses écrits, mais aussi et surtout au cœur de l’échange, dans l’instant, qu’il s’agisse de quelques secondes volées le temps d’une dédicace ou d’un repas partagé à la même table. Ces mots, elle en fait les complices d’une retranscription fidèle et poétique des émotions vécues, sensations qui nous traversent à chaque instant de notre existence. Lire Ryōko Sekiguchi, c’est avant tout savourer cette justesse, étancher sa soif en pleine conscience, une invitation à être, plus que jamais, à l’écoute de nos cinq sens.
Un entretien en trois temps, à Paris à la fin de l’hiver, puis au printemps alors que s’annonçait déjà l’été à la table de la cheffe Cybèle Idelot au Domaine les Bruyères, avant des retrouvailles à l’automne, tandis que l’arrivée de ce nouvel hiver annonçait la parution de son dernier ouvrage L’appel des odeurs aux éditions P.O.L. Quatre saisons que vient clore le reportage photographique réalisé en janvier 2024 par Marion Briffod pour accompagner cet entretien.
Pour débuter cet entretien, je souhaite évoquer l’éphémère. Dans votre parcours et vos écrits, notamment poétiques, vous vous êtes souvent intéressée à l’aspect éphémère voire évanescent, l’éphémère semblant être la seule constance dans une vie. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Il y a souvent, à tort, dans nos vies une distinction entre l’exceptionnel et le banal. Alors que non. Tout peut basculer à tout moment dans une existence. Et le banal peut être exceptionnel à son tour et tout aussi savoureux.
Ce qu’on pense être quelque chose de solide peut se défaire. Et cela à toutes les échelles, une civilisation toute entière est périssable. Une ville, un appartement, un couple, une vie. Étant originaire du Japon, cette réflexion est inhérente à la psyché, mais j’ai pu le découvrir aussi au Liban où j’ai séjourné quelque temps. Or le savoir change notre rapport aux choses et à la vie.
Plus gravement, les conséquences de la perte d’un proche font basculer une vie. Je pense aussi à la perte d’un sens, le goût, et je vous en parle volontairement car j’en parle précisément dans mon dernier ouvrage. Tout cela, toute cette perte est possible à chaque instant. Tout est donc bel et bien éphémère.
Vous citiez Christian Boltanski dans un article, une citation où il disait en substance qu’à partir du moment où vous êtes écrivain, il fallait essayer de s’oublier, presque disparaître.
Écrire, c’est être spectrale. Un fantôme. Il faut disparaître pour mieux écrire. S’oublier soi en tant que corps avec son ego et tout le reste, mais cela ne signifie pas en revanche ne pas être présente à l’instant.
D’où vous vient ce besoin pour les mots, et les mots justes, ces mots qui questionnent sans cesse dans votre œuvre ? Ces mots que vous écrivez en français ?
Les mots et les langues ont toujours attisé ma curiosité, la lettre, l’écrit autant que les sonorités. J’ai appris le persan à Tokyo ainsi que le français avant d’apprendre davantage en venant à Paris. La France a toujours fasciné les Japonais, bien que tout ce qui touche à l’Occident depuis la Seconde Guerre Mondiale a été majoritairement perçu comme provenant des États-Unis. J’étais donc finalement l’une des rares à être attirée par cet aspect plus français et francophone de l’Occident. J’ai souhaité un pas de côté. Je me suis toujours intéressée aux langues, notamment médiévales, au vieux français, la langue d’oïl, ainsi qu’à l’Orient médiéval qui a vécu de grandes incursions occidentales. Les mots, c’est aussi cette transmission de l’Histoire, des gestes, de certaines traditions qui s’échappent, d’autres qui demeurent.
Les mots aussi imprègnent l’instant, les sensations, la retranscription du vécu et davantage. Car finalement, bien plus qu’une retranscription, l’apparition de ces mots est une réminiscence. Que ce soit dans le langage courant ou dans le processus créatif.
Vous me disiez il y a peu à ce sujet qu’il y avait deux artistes qui vous avaient marquée, Christian Boltanski que nous venons d’évoquer bien sûr et On Kawara.
Oui. Et l’artiste conceptuel qu’est On Kawara à lui seul peut expliquer ce que j’évoque. Notamment avec ses Date Painting, les Today Series où il s’agit chaque jour sans exception de peindre en simple lettrage blanc sur fond uni la date du jour avec les critères de langage du lieu, pays où l’œuvre est réalisée. Nous parlions d’éphémère… et de constance. On Kawara, à la fin des années 60, a envoyé aussi à ses amis, ses connaissances des télégrammes « I Am Still Alive ». Il a œuvré sur ce rapport à l’instant, à la présence bien plus qu’au temps finalement par ces envois et ces mots qui disent tant, qui signifient tant. Ce « Still » dit tout.
À la fin de sa vie justement, On Kawara a même eu recours à un réseau social pour partager ces mots, cette affirmation « I Am Still Alive » qui est restée quelques jours et qui fait que nous avons ignoré pendant un moment à quelle date il nous a finalement quittés sans nous quitter. Spectral. Je pense aux différents Diaries de Araki, la photographie qui est là, seule immuabilité d’un temps révolu.
Je pense à la série Sentimental Journey et celle plus douloureuse Winter Journey avant mais aussi après la mort de Yoko qui a tant compté. Au point que dans Sentimental Sky il tente encore de capter sa présence dans cette série où le ciel de leur balcon, ce ciel capturé dans cet espace qui était le leur, raconte encore celle qu’il a aimée.
Nobuyoshi Araki a été touché par ce qu’est la mort inattendue, prématurée.
Exactement, même trois ans après la mort de Yoko. Au point que même en questionnant son désir à l’égard d’autres femmes, il poursuivra cette réflexion sur l’instant et le deuil. Il questionnera l’instant, le quotidien, les rues, l’espace, l’absence, alors qu’étrangement cette absence devient une présence qui est encore perceptible. Cette nouvelle série de photographies fut dédiée à Robert Franck, photographe qu’il admirait. Il le fait donc tout en questionnant aussi le fantôme de Yoko.
Oui. Ce n’est pas de la nostalgie dans cette démarche, c’est au-delà. Puisque c’est ce deuil, ce sentiment, cette émotion au sein d’un quotidien vécu qui fait qu’il reste présent à l’instant même avec cette juxtaposition. Cette perte, et ce qu’elle provoque sur la création, je la comprends. Totalement.

Pourquoi la France a-t-elle été votre point d’ancrage ? Votre port d’attache ? Et pourquoi le français, en tant que langue l’a été ?
Je l’évoquais plus tôt. C’est ainsi. Je pourrais vous dire mille choses là dessus. Notamment mon attrait pour le médiéval. Mais c’est ainsi.
Vous écrivez et pensez en français. Êtes-vous ramenée parfois à une définition étroite de l’identité ? À vos origines ?
Parfois. Je ne crois pas à l’identité. Je crois davantage à la culture, à la transmission. L’identité n’existe pas en ce sens où, dans la même vie, la même journée, il est possible de muter. À chaque instant.
Votre passion pour la cuisine d’où vous vient-elle ? Une transmission ?
D’abord et avant tout une façon de s’échapper. D’imaginer un autre horizon. Pour certains, cela peut être la musique, la littérature ou le cinéma. Pour moi, ce sont les sens, le goût bien sûr, mais avant tout les mots en lien avec cette cuisine. J’évoquais mon intérêt pour l’Histoire, dès le début, c’était par les mots sur la cuisine, c’est par les mots, en lisant les livres de cuisine historiques, notamment Jean Anthelme Brillat-Savarin. Tu as tous ces mots, ces recettes, mais aussi ces descriptions de banquets. Tu imagines l’atmosphère, la musique ou la musicalité des mots. Car s’intéresser à une époque, c’est s’intéresser aussi aux sens. Partager ses sensations et faire vivre par l’écrit sa propre époque…
Transmission également ? Vous m’aviez raconté que votre mère était particulièrement attachée à la cuisine ?
C’était même son métier. Elle avait une école de cuisine. Elle poussait les choses plus loin avec un rôle, je dirais, de consultante. En ce sens où elle faisait du conseil. Elle donnait énormément de conseils à des personnes qui souhaitaient ouvrir leur adresse, restaurant, auberge dans une région en particulier, créer leur carte, leur recommandait des plats à intégrer.
Mais mon intérêt pour la gastronomie a réellement débuté par ma curiosité d’abord et avant tout, je le répète, pour les mots. Ensuite, par le moment partagé grâce à cette cuisine. Nous parlions d’instant et d’éphémère. C’est la cristallisation de ces moments pleinement vécus où le goût, l’odorat, les sens sont sollicités qui m’a toujours transportée. Parce que c’est inhérent à ce qu’est la vie.
Comment se passent vos rencontres culinaires ? De nombreux et nombreuses chefs vous prêtent une oreille attentive.
Je ne suis pas critique culinaire ou gastronomique. Je suis une femme, écrivaine, curieuse et qui va avoir un désir de défendre un chef ou une cheffe. D’explorer son univers. Pour moi, certains ratages, par exemple, sont pardonnables voire même nécessaires pour un chef. Aussi, la notion de critique, je ne la comprends pas.


Justement nous parlons de sens. Comment Fade a vu le jour ? Comment Nagori a vu le jour ? Comment vous viennent les mots sur de tels projets ?
Tout arrive en même temps. Quand je dis que je ne crois pas à l’identité, c’est aussi pour mettre le libre arbitre en avant, en pensant qu’il y a toujours la possibilité de changer, de refaire, mais en même temps, j’adore cet apport du hasard. Cela ne veut pas dire qu’il faut compter dessus. Au contraire. La création, c’est le moment où le hasard devient l’évidence. Quelque chose qui était une évidence depuis le début n’existe pas. C’était une croyance. L’évidence elle vient après. La seule chose qui est une évidence pour les artistes, c’est la vocation de base. Et pour moi, c’est cette attirance irrésistible en particulier pour les mots.
L’évidence immédiate est suspecte ?
Non. Ce n’est pas ça. Ça va presque dans un sens unique. C’est un équilibre entre un libre arbitre qui trouve les liens pour servir, par exemple, ton écriture et un hasard qui en réalité ne l’est pas, puisqu’il devient une évidence. Dans la création, le hasard est heureux. Ce n’est pas le cas ailleurs où il est redouté.
Il y a un fatalisme qu’il faut vaincre en privilégiant le libre-arbitre ?
Il faut lutter contre ce déterminisme. Mais disons surtout qu’il faut espérer le hasard heureux et ne pas subir un destin ou une catastrophe lorsqu’elle arrive. C’est un état d’esprit et une manière d’embrasser le réel.
Pour en revenir aux sens, un de vos derniers ouvrages évoque le rôle de la voix…
Oui. La voix sombre. Et je viens de terminer un livre sur les odeurs.
Sur les odeurs ? Toujours les sens. Une sensibilité inhérente ?
Non. Elle s’exerce et elle est liée à une curiosité. Elle n’est pas inhérente. Quand quelque chose m’intéresse, je vais au bout. Par exemple, pendant des années, je n’ai jamais mis de parfum. Et puis un jour, cette curiosité est venue et, depuis, j’en ai senti, mis des dizaines, des centaines. Or, durant la pandémie, comme beaucoup de personnes et pendant plus d’un mois, j’ai perdu l’odorat. Cette perte a été un révélateur. Car la réminiscence, c’est aussi ça, se rappeler que les sens permettent la présence dans l’instant.
Quand quelque chose m’intéresse, ça devient mon présent. Il y a un côté dévorant. Et j’y vais à fond. Un exemple est le cas de Beyrouth. Cette ville mais surtout ce moment que j’y passe. À ce moment précis dans ma tête, je sais que je vais m’y consacrer pleinement. Dans 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent), c’est ce qui ressort. Or, je constate étrangement qu’en même temps, cette question des odeurs avait déjà été annoncée durant ce séjour au Liban. Où les parfums exacerbaient ma curiosité. J’ajoute que mon dernier ouvrage n’est pas « sur » les odeurs, c’est un livre dans lequel ce sont les odeurs qui sont les personnages principaux. Les humains sont juste là. On ne peut pas éviter les odeurs. C’est un projet un peu fou.
Est-ce que le voyage est l’occasion de solliciter les sens ? Vous évoquiez les parfums des plats libanais et le fait que dans vos carnets vous avez constaté cette prédominance des odeurs durant votre voyage.
Peut-être. Disons que c’est plutôt une rencontre. C’est une rencontre que j’ai vécue avec les odeurs qui sont donc bien là. Il faut savoir être disponible à cette rencontre.
En réalité, c’est la rencontre qui compte et donc la présence, à nouveau. La rencontre même avec soi-même. Dans une vie, l’autre est une destination que nous souhaitons atteindre. Cette altérité, c’est le réel, un pays, une sensation, une personne, qui finalement est la concrétisation au départ d’une curiosité. C’est cette curiosité qui permet l’élan et qui le maintient ensuite.
C’est cette curiosité qui nous rend vivants ?
Oui. Et cette curiosité est tellement nourrie que si la menace de la perdre arrive, elle peut étrangement renaître, mais uniquement grâce à une saine angoisse.
Une sorte de memento mori ? Est-ce ça une saine angoisse ?
Le memento mori, c’est admettre, prendre conscience, que notre monde comprend cette mort autant que la vie. Ce thème est d’ailleurs prépondérant dans l’Histoire de l’Art. C’est aussi envisager la vie à venir en songeant à notre fin pour mieux la savourer. La vie c’est-à-dire la nôtre, mais aussi celles des générations passées et surtout celles des générations à venir. Il faut être curieux du passé comme de l’avenir, mais avant toute chose, il faut être curieux du présent.
Avant de clore cet entretien, que souhaitez-vous partager ?
Aimer.
Je le pense et le souhaite pour tous, toutes. Il ne faut pas avoir peur d’aimer. Aimer le réel, les objets, le monde. Aimer demande une force, celle de puiser en soi. Et c’est paradoxalement en le faisant que cela vous emplit. Il ne faut pas avoir peur d’aimer. Il ne faut pas avoir peur de vivre.
