
Par Harry Kampianne
Voilà une peinture qui pète de mille feux fluos. Couleurs acidulées et électriques derrière lesquelles siègent un joyeux foutoir de petits monstres hallucinés. Robin Nõgisto, ce jeune artiste estonien de 32 ans, leur donne une patine à la fois insolente et irrévérencieuse. Plus proche de Robert Crumb ou même de Robert Combas que du Pop art, sa palette est un concentré d’effets hallucinogènes surplombé d’une imagerie psychédélique empruntée aux comics des années 1970. Un tout qui s’enchevêtre dans des compositions saturées qu’il cultive avec une certaine boulimie du détail. Pour cet artiste touche-à-tout, également sculpteur, musicien, chanteur et vidéaste et vivant dans une Estonie libre débarrassée du joug soviétique, un autre combat plus larvé et reptilien s’est immiscé à sa soif d’émancipation : l’ultra-libéralisme, nouveau chantre des réseaux sociaux et de l’ultra-consumérisme. Robin Nõgisto nous livre en réalité un cirque paranoïaque de notre monde entre rêves et cauchemars.
Curatrice : Kati Kull
Comment se vit le statut d’artiste en Estonie ?
Je ne suis pas sûr de savoir, car je n’ai pas été artiste ailleurs qu’en Estonie et je ne suis même pas sûr d’être un artiste dans mon propre pays. À vrai dire, le terme « artiste » me pose un peu un problème, ça me semble être une étiquette sur ce que je suis. Pour moi être artiste, c’est comme une mission. C’est comprendre d’une manière générale quelle est notre tâche, sans pour autant l’associer à un pays et ses frontières. Plus concrètement le statut d’intermittent dont disposent les artistes en Estonie est compliqué, surtout pour avoir une couverture d’assurance maladie ou avoir un revenu fixe tous les mois. Je trouve que j’ai eu beaucoup de chance, car beaucoup choses se sont enclenchées de manière positive et un peu en même temps. Il y a eu un effet boule de neige. Bon nombre de personnes de mon entourage ont dû abandonner leurs idées ainsi que leurs projets, car il faut bien vivre. D’ailleurs, moi aussi, si l’occasion se présente, je monte d’autres projets, comme actuellement un clip de musique en Finlande. Je réalise aussi que d’avoir une galerie facilite beaucoup le travail d’un artiste. J’ai plus de temps pour créer sans me soucier du lendemain.
Racontez-moi comment vous êtes venu à la peinture ?
Après le lycée, je voulais entrer en cursus d’animation à l’Académie Estonienne des Arts. Je suis arrivée avec mes peintures et ils m’ont tout de suite renvoyé en disant que je n’étais pas au bon endroit. Et l’année suivante, j’ai postulé dans la section peinture, ce qui pour moi avait beaucoup plus de sens. En réalité, la peinture a toujours été très importante pour moi. C’est venu très tôt, dès l’école primaire. Elle ne m’a jamais quitté. Je pense que la peinture s’est imposée à moi comme une évidence, dès que l’on m’a mis devant une nature morte à peindre. Après, au Lycée d’art de Kopli, j’ai continué à entretenir cette passion. La peinture s’est substituée au sport, car je pratiquais aussi la voile. Mais je n’aimais pas l’esprit de compétition, c’est quelque chose qui ne me convenait pas. Je suis très individualiste, je ne pourrais pas faire partie d’une équipe de football, par exemple. Aujourd’hui ce qui est drôle c’est que même en art on ne peut pas complètement éviter cet esprit de compétition, ce n’est pas quelque chose qui me plaît. Parallèlement à la peinture, je dessine beaucoup. Mais pour je ne sais quelle raison jusqu’à présent mes expositions sont consacrées uniquement à la peinture.
Avez-vous un rituel lorsque vous commencez une peinture ou une sculpture ?
Je m’attaque au début sur un morceau de toile que je ne mets pas encore sur le châssis. Puis je commence à peindre tout en me laissant guider. À ce moment-là, j’ai beaucoup d’idées qui me traversent l’esprit. Il y a bien sûr une idée générale de ce que je veux faire mais à partir d’un certain point, c’est la peinture qui commence elle-même à me dicter le chemin. Le résultat final se construit de cette manière.
En ce qui concerne les sculptures, j’ai toujours voulu qu’elles soient complémentaires de mes peintures. Je ne les crée pas dans un esprit enfantin, ou peut-être si, justement ! Car depuis mon enfance j’ai gardé les souvenirs de certaines textures, couleurs et goûts, comme ceux de la pâte à modeler par exemple. Aujourd’hui, ces souvenirs surviennent dans des situations incongrues. Les sculptures me permettent de traduire tout cela.
Robin Nõgisto, God Is In Visible Acrylic and spray paint on canvas 60×80 cm 2024
Robin Nõgisto, Staff Only Acrylic on canvas 60 x 90 cm 2024
Robin Nõgisto, Catholic Cat and the Holy Church of Milk Acrylic on canvas 60 x 70 cm 2024
Robin Nõgisto, Cow Patrol from Space Acrylic on canvas 170 x 200 cm




Quelles sont vos influences artistiques ?
Pour moi, tout est influence. Je suis influencé absolument par tout, par des jeux, des situations, une odeur, un goût, un souvenir. Mais évidemment l’inspiration ne vient pas du vide, de nulle part. Je ne pense pas qu’un être humain aussi génial soit-il ne puisse pas être influencé. Je me souviens toujours quand je découvre quelque chose. Il se peut aussi qu’une personne voie une de mes œuvres en cours de création, et fasse un commentaire, à la fin je découvre que j’ai travaillé à partir de ce commentaire, en cherchant une réponse à ce commentaire. Je précise que je ne prends aucun mal à tout commentaire qui m’est adressé, car finalement, nous parlons de peinture, de pigment ou tout simplement d’une idée. J’espère y voir une signification plus profonde que de se comparer aux autres et d’entrer dans une forme de compétitivité. Il est nécessaire d’avoir d’autres aspirations.
Vous sentez-vous concerné par le marché de l’art en Europe et aux USA ?
Oui, bien sûr. Mais je ne pense pas que ce soit le marché qui dicte ce que je fais. Que ce soit Paris, New York ou Los Angeles, je veux évidemment que mon travail soit vu et reconnu en dehors d’Estonie. Il est tout à fait humain que l’on souhaite que son travail soit apprécié et remarqué. Je pense que c’est pareil pour tout le monde.
Avez-vous des thématiques que vous développez plus que d’autres ?
En tant qu’artiste, il se peut que beaucoup de choses nous plaisent, comme les fleurs, les voitures… En ce qui me concerne, je ne sais pas vraiment. Peut-être des thématiques comme le Cosmos, l’Univers – traduites dans une peur de mourir ou dans un besoin magique d’apprendre davantage. Je pense beaucoup aux sujets liés au temps et à l’espace, aux strates de l’atmosphère.
Qu’est-ce qui vous pousse à multiplier les couleurs brutes à volonté ?
Cet emploi de couleurs brutes, comme vous dite, vient de l’utilisation de certaines formes. Par exemple, je choisis une couleur pour un personnage sur la toile et ensuite cette couleur appelle une autre couleur à côté. Les premières couleurs déterminent donc les prochaines. C’est une palette arc-en-ciel que j’emploie. Cela est arrivé que des personnes me disent de peindre avec des couleurs pastel, par exemple, ce qui selon eux rendrait mes toiles plus faciles à vendre. Mais je n’y arrive pas. J’ai essayé de peindre aussi en noir et blanc, sans succès. La toile que j’ai commencée ainsi s’est finie très colorée.
Pensez-vous que la France possède encore une attraction sur les jeunes artistes, comme ce fut le cas au 19ème et début du 20ème siècle ?
Je n’ai pas vraiment eu l’occasion de flâner à Paris pour avoir une opinion. Dans mon enfance, dans des dessins animés, il y avait toujours un personnage avec un béret et une marinière qui personnifiait un artiste Parisien. Plus sérieusement, je pense que Paris est mieux pour des jeunes artistes que les États-Unis ou Berlin où à un moment tout le monde se pressait. C’est devenu beaucoup plus dur maintenant, tout le monde essaye de s’échapper. Qui sait demain ça sera peut-être Paris !
Robin Nõgisto, Heavy Planet Plant Acrylic on canvas 60 x 70 cm 2022
Robin Nõgisto, Los Angeles Bella and La Bête Acrylic on canvas 130 x 200 cm 2023
Robin Nõgisto, Pantie Mask Acrylic on canvas 100 x 100 cm 2022
Robin Nõgisto, Portable Pocket Television Acrylic on canvas 130 x 100 cm 2023
Robin Nõgisto, Sea of Butterflies Acrylic on canvas 147 x 162 cm 2024





Y a t-il des musées en France et en Europe qui peuvent avoir une influence sur votre peinture ?
Pour moi, le musée s’associe avec la peinture. C’est la peinture qui au fil de l’histoire a été pour moi la forme la plus importante de l’art. J’ai visité beaucoup de musées lors de mes voyages, donc bien sûr ils exercent une influence. Comme mentionné précédemment, tout m’influence et je le remarque quand je découvre quelque chose. Ainsi, j’emmagasine tout ce que j’ai vu aux musées et ça sort organiquement lors de la création de mes tableaux. D’une manière plus comique, je me souviens d’avoir été bloqué au Musée d’art contemporain de Lisbonne car tellement il y avait de monde. La masse de gens était impressionnante et de nouvelles personnes sont entrées de manière constante, jusqu’à ce que plus personne ne puisse bouger. C’était épouvantable. Aussi, concernant les musées en Estonie, j’ai donné un concert devant La danse macabre (NDLR. : de Berndt Notke, musée Niguliste, Tallinn, une des œuvres les plus remarquables de l’art médiéval en Europe), je considère ceci comme une vraie réussite.
Pourquoi « Corponation » ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
C’est un jeu de mots, il fallait que je trouve quelque chose pour mon site web (NDLR. : le site de Robin Nõgisto s’appelle « Imagecorponation »), mais je vais probablement le changer le nom. En tout cas, ça renvoie à mes personnages qui constituent en eux-mêmes une sorte de « corps » ou de « nation ». D’ailleurs, dans la même veine, le titre de mon exposition à Kunstihoone à Tallinn en 2021 s’intitulait « Picture People ».
Vos tableaux sont pleins. Avez-vous peur du vide ?
J’ai certainement un problème avec le vide. Mais ce n’est pas la peur d’une toile vierge. Quand je suis devant une toile, en effet, le fait de le remplir n’est pas quelque chose qui me fait trembler. C’est certainement un autre type de vide qui me fait peur, mais ce n’est pas la raison pourquoi j’ajoute beaucoup de personnages pour raconter une histoire. J’essaye de me limiter concernant ce foisonnement et de laisser plus d’espace, d’être critique envers moi-même pour me pousser dans une certaine direction. Par exemple, je peux essayer de limiter mon usage d’un cerne noir ou laisser plus d’aplats pour introduire un relief. Mais c’est compliqué à dire si je fais cela dans le but de l’œuvre finale ou plutôt pour mettre à l’épreuve mes propres capacités et chercher mes limites.







