AUTOUR D’UNE ŒUVRE
Chauvet : un chef-d’œuvre dérobé au temps

Par Fanny Revault
À Chauvet, les « mains d’or » des premiers hommes, telles que les nomment Jean Rouaud, ont dessiné sur les parois rupestres la splendeur de l’animalité. Bison, cheval, bouquetin, rhinocéros, ours animent les murs par leur dynamisme. La sûreté du trait et l’exactitude des représentations surprennent et dévoilent une beauté bestiaire en mouvement, surgissant de l’ombre. Dans les entrailles de la terre, cette énigmatique caverne provoque en nous une stupeur autant qu’un émerveillement. C’est le premier chef d’œuvre rupestre paléolithique qui nous soit connu. Une vertigineuse distance temporelle nous sépare de ce peuple de l’ombre, 36 000 ans. Son art nous vient d’un monde inconnu… Il nous est à la fois lointain et intime puisqu’il nous touche spontanément, ce qui fera dire à Miro que « La peinture est en décadence depuis l’âge des cavernes ». Phillipe Dagen revient sur sa fascination pour cette grotte « vivante » dit-il, dont l’intérêt remonte à l’enfance… Rencontre.
Historien d’art, spécialiste de l’art moderne et contemporain, quel est votre rapport à la préhistoire ?
Mon rapport à la préhistoire est d’abord un rapport autobiographique. Étant originaire, non pas de la région de la grotte Chauvet, mais plutôt des régions de Font-de-Gaume et de Rouffignac, il est difficile, enfant ou adolescent, d’échapper à la curiosité pour la préhistoire. Cet intérêt s’inscrit donc dans une histoire très longue et m’a accompagné longtemps, de manière assez séparée de mon activité d’historien d’art ou de critique.
Quelle œuvre du paléolithique a particulièrement attiré votre attention ?
Il ne s’agit pas d’une œuvre, mais d’un ensemble d’œuvres pariétales connu sous le nom de grotte Chauvet, située dans l’Ardèche, qui a été récemment découverte (1994) et offre des conditions de conservation parfaites. C’est le plus bel ensemble que l’on connaisse aujourd’hui. On peut discuter par rapport à Lascaux ou à Altamira, mais dans les découvertes récentes, c’est de très loin la grotte la plus impressionnante.
Quelle expérience retenez-vous de votre visite de la grotte Chauvet ?
Entrer dans la grotte Chauvet est toute une démarche. C’est d’abord une démarche physique, on y accède, ce n’est pas simple, ça suppose un petit peu de gymnastique et donc on est déjà un peu mis en condition. Par ailleurs, on a tous vu des photographies de la grotte. Tout cela, lorsqu’on est à l’intérieur, disparaît. On l’oublie totalement. Enfin, je l’ai oublié et on se trouve confronté à un espace gigantesque, des salles voûtées très hautes se succèdent et quelquefois sont reliées par des couloirs souterrains très longs. À côté, la grotte de Lascaux est une station de métro.
Chauvet est une grotte vivante. Lorsque que j’y suis allé au mois de mars dernier, il y avait de l’eau partout. Les concrétions s’augmentaient, des bruits de cascades animaient en somme le silence. Et soudainement, vous arrivez devant le premier dessin. Plus vous avancez, plus vous êtes subjugué par l’ensemble considérable de représentations et par l’exceptionnelle qualité du dessin…
Ce qui fera dire à George Bataille que le sens des peintures pariétales « se donne dans l’apparition, non dans la chose durable qui demeure après l’apparition ». S’agit-il d’art au sens où nous l’entendons ?
Dans certaines parties de Chauvet, vous avez clairement le sentiment que vous êtes devant des œuvres d’art qui ont été réalisées avec une idée d’art, pas forcément au sens où nous employons ce mot, mais on pourrait dire avec un certain « désir » de perfection. L’exemple le plus flagrant est le panneau des chevaux dont les têtes sont vues de profil. Elles sont un petit peu échelonnées dans la profondeur, ce qui déjà est intéressant au regard de l’histoire de la perspective. Lorsque vous vous approchez de très près, vous apercevez des gommages, c’est-à-dire qu’il y a eu un premier état du dessin, tracé au charbon de bois, au manganèse sur une pierre très claire. Puis celles ou ceux qui l’ont réalisé n’ont sans doute pas été pleinement satisfaits du résultat, cela a donc été légèrement effacé et repris. Quelques dessins sont aussi tracés avec le rouge de l’oxyde de fer.
Il y avait une sorte de désir d’excellence dans le dessin et une justesse de trait. C’est absolument prodigieux. Arriver d’un seul tracé, d’une seule ligne à indiquer la forme de l’animal immédiatement reconnaissable, son sexe, mâle ou femelle et son attitude, tout cela d’un trait, sans s’accorder la facilité d’aucun détail. Il y a des dessins très épurés d’ours et de rhinocéros, faits d’un seul contour et ce contour suffit à donner l’idée du mouvement.
Grotte Chauvet – Panneau des chevaux détail – Ardèche – Photo © Patrick Aventurier
Grotte Chauvet – Panneau des chevaux vue large – Ardèche – Photo © Patrick Aventurier
Panneau des rennes et des chevaux – Grotte Chauvet – Ardèche – Photo © Patrick Aventurier
Grotte Chauvet – Panneau des lions détail – Ardèche – Photo © Patrick Aventurier




En effet, un unique contour contient toute la quintessence de la puissance animale. Ce sens de la simplification en un seul trait suppose une justesse d’observation. C’est fascinant de constater que l’homme paléolithique observait et scrutait avec finesse son environnement…
Absolument, cela suppose une justesse d’observation et une dextérité qui nous laisse un peu muets. À fin du XIXe siècle, on doutait sérieusement de l’authenticité de ces représentations, y compris des premières découvertes à Altamira en Espagne, à Niaux dans les Pyrénées ariégeoises, etc. L’un des premiers théoriciens de l’art pariétal disait que la meilleure preuve de l’authenticité de ces représentations, c’est que pour les réaliser, il fallait à la fois avoir un œil extrêmement précis et un geste parfaitement juste. Or, l’œil précis et le geste juste sont les caractéristiques indispensables du chasseur. C’est-à-dire que les qualités nécessaires à la survie se trouvaient projetées dans l’exécution de ces œuvres. Il est vrai qu’à Chauvet, comme dans beaucoup d’autres grottes, vous distinguez la jument du cheval, l’ourse de l’ours, la lionne du lion…
Sans oublier qu’ils dessinaient en l’absence de modèle, d’après une image mentale provenant uniquement de leur mémoire, une cosa mentale plus que mimésis.
En effet, nous sommes en présence de regards qui ont une connaissance absolument prodigieuse de leur environnement, au regard de nos capacités actuelles à observer et à enregistrer. Mais encore une fois, leur survie en dépendait.
S’agit-il de l’expression d’une crainte de basculement de prédateur à proie ?
Au demeurant, parmi la faune qui est représentée à Chauvet, il y a en effet des lionnes qui ne sont pas des voisines très fiables. Mais on n’a trouvé à ma connaissance aucune trace qui indiquerait une attaque. Il y a des restes d’animaux qui sont sans doute les restes de proie qui avaient été capturés, dévorés par les ours, mais rien d’humain.
Exécuté, de surcroît, dans des conditions peu commodes et un éclairage déficient…
L’éclairage était évidemment sans doute assez faible encore que très mobile. Ils s’éclairaient probablement avec des torches de pin. La luminosité devait donc être faible et l’accessibilité aux zones à peindre difficile ; le dessin devait probablement être effectué dans des positions sans doute pas idéales, couché sur le dos ou accroupi. Et dans ces conditions, ce travail de dessin a été possible.
À Chauvet, on sait qu’il y eut une fois un gigantesque feu qui a été fait à l’intérieur de la grotte. La chaleur a été telle qu’elle a cuit la paroi calcaire. Les préhistoriens ne savent pas expliquer ce phénomène. À ce moment-là, ça devait être extrêmement lumineux, mais la plupart du temps, c’était sans doute un effet de trois lampes à graisse, deux, trois torches de résineux.
Grotte Chauvet – Salle-du-fond – Ardèche – Photo © Patrick Aventurier
Rhinocéros – Grotte Chauvet – Ardèche – Photo © Patrick Aventurier
Panneau des lions – Grotte Chauvet – Ardèche – Photo © Patrick Aventurier
Bison – Grotte Chauvet – Ardèche – Photo © Patrick Aventurier
Mains positives et lion – Grotte Chauvet 2 – Ardèche – Photo © Patrick Aventurier
Rhinocéros – Grotte Chauvet 2 – Ardèche – Photo © Patrick Aventurier
Rhinocéros s’affrontant – Grotte Chauvet 2 – Ardèche – Photo © Patrick Aventurier
Vue d’ensemble Panneau des chevaux – Grotte Chauvet 2 – Ardèche – Photo © Patrick Aventurier








Il est troublant de voir ces représentations exécutées dans la plus grande attention. Au fond, c’est une première forme d’expression artistique.
Il est difficile de ne pas le penser. Vous avez la sensation que vous êtes dans une véritable conversation artistique avec des êtres humains dont on est séparé par des dizaines de milliers d’années. Ça me semble difficile de ne pas être, à un certain moment ému par cette proximité à laquelle, de surcroît, on ne s’attend pas. Vous êtes constamment pris par surprise.
La faune de Chauvet représentée est magnifiée. On y trouve par ailleurs la représentation du féminin mais pas celle du masculin. Qu’est ce qui, symboliquement, expliquerait l’association du féminin avec la faune ?
Il y a des hypothèses dont se délectent les anthropologues, ethnologues, historiens, à plus forte raison, sur lesquelles on pourrait discuter à l’infini, parce que la preuve ultime, je crains qu’on ne l’ait jamais. Dans de nombreuses grottes préhistoriques, on trouve des symboles féminins et masculins. À Chauvet, il n’y a en effet qu’une moitié de l’humanité qui est évoquée, le féminin.
Un grand préhistorien, André Leroi-Gourhan, considérait la grotte comme un ensemble et se demandait comment les différentes représentations pouvaient interagir les unes par rapport aux autres. Il avait développé une hypothèse très judicieuse pour tenter d’expliquer cette construction symbolique : il y avaient des animaux du féminin et des animaux du masculin. Par exemple, le cheval était observé à proximité de symboles féminins, le bison près de symboles masculins. Donc ces associations proposaient une grille de lecture et déterminaient une classification. À Chauvet, il n’y a pas d’éléments qui permettraient d’utiliser cette grille de lecture qu’André Leroi-Gourhan avait plutôt construite avec des grottes de la région du Lot et de la Dordogne.
Cela fait partie aussi du caractère très frappant de Chauvet, c’est qu’on est devant des œuvres d’une exécution admirable, et en même temps, on passe son temps à s’interroger sur le sens, les fonctions, les raisons de ces représentations à ces endroits-là. C’est ce qui est aussi intéressant dans l’art ancien.
Pendant à la Venus – Grotte Chauvet – Ardèche – Photo © Patrick Aventurier
Pendant à la Venus – Grotte Chauvet – Ardèche – Photo © Patrick Aventurier


Cela enrichit l’énigme autour de l’art pariétal paléolithique. On s’interroge toujours sur le sens et les fonctions de ces représentations. Quel besoin pouvait-il les pousser à dessiner ?
On a pensé que les populations préhistoriques attribuaient une valeur propitiatoire ou magique à certaines représentations, parce que certains animaux étaient percés de sagaie ou de flèches ; cela aurait donc été une espèce d’envoûtement. Ces dessins auraient-ils pu être les incantations de chasseurs ? C’est possible à Chauvet.
Dans mon souvenir, il y a peu d’exemples d’animaux blessés à Lascaux. Mais il y a la fameuse scène du bison avec la sagaie, bison dont le ventre est ouvert. Les multiples interprétations (magie de la chasse, rituel chamanique…) restent hypothétiques. Les interrogations restent toujours ouvertes…
Cet art des cavernes captive autant qu’il se dérobe à l’interprétation. Les préhistoriens considèrent que l’art est toujours un message. Était-ce pour les premiers hommes un besoin viscéral de témoigner leur histoire pour mieux s’inscrire dans leur milieu ? De laisser tout simplement sa trace, son empreinte, comme finalement une forme d’écriture ? Et perpétuer une mémoire ?
Vous supposez qu’ils avaient une conscience du temps et de l’histoire ? Oui, c’est possible… Les dessins peuvent être vus comme une forme d’écriture, absolument. Je pense que c’était avant tout une façon de marquer leur présence.
Je fais un saut dans le temps parce que ce sont des peintures beaucoup plus récentes. Quand vous voyez les représentations du Tassili n’Ajjer dans le Sahara, vous avez des vraies scènes avec des scènes de bergers, de batailles, de chasse. Ça devient si j’ose dire de la figuration narrative.

Cet âge zoomorphique est celui d’une ode au bestiaire. Retrouve-t-on des similarités avec Chauvet dans d’autres grottes ornées ?
Ce qui est frappant, c’est qu’on retrouve quasiment les mêmes dessins dans d’autres grottes préhistoriques. La faune de Chauvet était assez spécifique car son climat était sans doute un petit peu plus chaud que celui des grottes plus tardives de 25 000 ans. A Chauvet, on retrouve un nombre important de rhinocéros, d’ours, de chevaux, de lionnes, un ou deux mégacéros. La faune de Font-de-Gaume ou de Lascaux ont des points communs mais leur faune n’est donc pas tout à fait la même, dû à leur environnement légèrement différent.
Ce que Chauvet a aussi en commun dans l’iconographie avec beaucoup d’autres grottes, ce sont les représentations sexuelles. Sur un pilier à Chauvet, il y a la représentation d’un ventre féminin très visible, profondément incisé à l’emplacement du sexe. Et cela, évidemment, on le trouve aussi bien sur des parois que sur des plaquettes calcaires ou sur ce qu’on appelle les Vénus. De ce point de vue-là, il n’y a en effet pas de singularité. C’est assez flagrant.
Comment l’art préhistorique a-t-il influé sur l’art du XXe siècle ? Quels ponts établissez-vous entre art paléolithique et art moderne ?
Il est vrai que les deux peuvent parfois se rejoindre. La découverte de l’art préhistorique à l’extrême fin du XIXe siècle a eu des conséquences considérables sur l’art du XXe siècle. Il y a des artistes, l’archétype étant Miro par exemple, que vous ne comprenez pas complètement si vous ne savez pas la passion qu’il avait pour cet art paléolithique. C’est vrai d’écrivains, comme André Breton, Georges Bataille et bien d’autres… Au fond, préhistoire et modernité vont de pair.
La découverte de l’art paléolithique a bouleversé notre regard sur l’art. En tant qu’historien d’art, comment expliquez-vous cette influence de la préhistoire auprès des peintres du XXe siècle ?
Tout simplement parce qu’il y a trois types de sciences qui sont nées en même temps et qui ont fortement contribué au développement de l’art tel que nous le connaissons. Il y a la préhistoire, la psychiatrie et l’ethnographie. Ces trois sciences sont intervenues dans un temps extrêmement court, entre la fin du Second Empire et le début de la guerre de 14, ce n’est qu’une génération. Le regard qu’on portait sur l’idée d’art s’est trouvé, pour peu qu’on soit attentif et qu’on ne soit pas confinés dans des certitudes désuètes, complètement remis en cause par l’apparition d’au moins trois types de comportements à caractère artistique qui n’avaient été jusque-là jamais pris en considération. La préhistoire n’était pas connue, la psychiatrie était vue de manière répressive, et l’ethnographie, gâchée par la perspective raciste et colonialiste.
Donc l’apparition de ces trois continents, simultanément dans un temps très court, a considérablement ébranlé des artistes comme Miró, Picasso, Braque, Matisse, Nolde en Allemagne, etc. Donc ces histoires vont de pair et ne sont pas séparables.
Pablo Picasso, Femme lançant une pierre. 193l © RMN – Grand Palais – Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2023.
Joan Miro, Peinture, 8 mars 1933. © Succession Miro / Adagp, Paris 2019 Philadelphia Museum of Art.


Avez-vous le sentiment qu’une continuité perdure dans le geste premier de Chauvet ? Comment résonne aujourd’hui ce premier geste créateur ?
Au fond, que je visite la grotte Chauvet ou que j’aille dans un atelier d’artiste contemporain, je ne dirais évidemment pas que c’est la même expérience, mais il y a une sorte de continuité… Outre que j’observe qu’énormément d’artistes aujourd’hui sont très attentifs à ces découvertes. Le nombre de fois où j’ai eu l’occasion d’en discuter avec des artistes contemporains, encore très récemment avec Annette Messager ou d’autres, on voit bien que l’art préhistorique est un élément très stimulant.
Peut-on dire qu’on en revient toujours aux origines… comme un repère ?
On peut dire ça absolument, c’est toujours grisant.
