
Par Harry Kampianne
Le MO.CO (Montpellier Contemporain) poursuit son exploration picturale et esthétique de la scène artistique française. On repense à Immortelle, une vision très personnelle de la jeune peinture figurative proposée par Numa Hambursin il y a un peu plus d’un an. Récemment, c’est autour de la collection de Laurent Dumas que le commissaire Eric de Chassey révèle sous ce titre évocateur Parade, une scène française un échantillonnage multiethnique de ce que peut être « l’esprit français », melting pot d’humour, de classicisme, d’extravagance et de provocation. Laurent Dumas, créateur de la Bourse Révélations Emerige, n’a rien du collectionneur casanier se livrant au compte-goutte sur ces coups de cœur, ses doutes et sur ce qu’il appelle ses échanges, ses partages et ses rencontres. Il voit grand. Une vision XXL de ce que pourrait être selon lui « une maison où la création française pourra tenir banquet. » Un projet de centre d’art dont l’ouverture encore évasive en 2026 verrait le jour sur l’île Seguin à Boulogne Billancourt.
Dans un extrait du catalogue de l’exposition (ndlr : « Morceaux choisis. Collection Laurent Dumas », 2018), vous dites – À bas bruit, mon père a su m’inviter dans sa danse avec ses maîtres. – Pouvez-vous développer cette phrase qui semble être le point d’ancrage dans votre collection ?
Mon père aimait l’art contemporain de son époque et j’ai vécu avec des multiples de Delaunay, Buffet, Hans Bellmer… Je n’ai malheureusement pas eu l’occasion d’avoir de grandes conversations sur l’art avec lui puisqu’il est mort quand j’étais très jeune. – À bas bruit… – c’est ce souvenir de cet environnement dans lequel je vivais, du regard que je crois lui avoir vu porter sur ces œuvres, et a amené l’enfant que j’étais à m’intéresser à l’art.
Peut-on dire que ce souvenir enfoui au fond de vous a été le point de départ de votre collection ?
Sûrement par mimétisme. Mais je l’ai identifié assez tard. Je suis attiré par la création de mon époque, celle qui me parle. Je me souviens d’une conversation passionnante avec Taddaeus Ropac sur la transmission, non sur la possession, mais sur la filiation du regard. Nous débattions à propos de savoir si mes enfants seraient heureux de vivre avec une œuvre de Nina Childress ou des artistes contemporains de leur époque. Aujourd’hui je n’ai pas la réponse, je crois que c’est du ressort de l’intimité de chacun.
Assan SMATI, Parade; 2015, Huile sur toile, 283×540 cm, © Tobia Brackmann
Bruno PERRAMANT, Flower Goya, 2018, huile sur toile, 200×200 cm, ©DR – Adagp
ADEL ABDESSEMED, 2014, sans titre, 140 x 125 x 90 cm; Courtesy de l’artiste, ©ADAGP



Cette filiation ou ce transfert comme vous dites, nécessite de la générosité ou tout du moins du partage.
Effectivement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai accepté de dévoiler une partie de moi en partageant des œuvres de ma collection avec le public au MO.CO. C’est une démarche entreprise avec Éric de Chassey à qui j’ai confié une carte blanche. Au départ j’avais imaginé une sorte de droit de regard sur ses choix. Mais par essence, toutes ces œuvres sont issues de ma collection et je les apprécie toutes. Et puis surtout, nous nous connaissons depuis de nombreuses années et j’ai un grand respect et une grande confiance dans son regard, en tant qu’ami et en tant qu’historien de l’art.
Vous parlez de geste du collectionneur qui peut être comparable à celui d’un artiste. Le geste de vouloir cette œuvre qui nous parle ou qui peut être dû à un effet de mode.
Non, il n’y a absolument aucun effet de mode. Le choix se fait à travers mes conversations avec les artistes, des éléments intimes que je peux percevoir et ressentir, pour certains depuis plus de 25 ans. Il m’est arrivé d’acquérir une œuvre d’un artiste très longtemps après l’avoir rencontré. En revanche face à une œuvre il y a une vraie spontanéité dans les choix que j’opère, avec une forme d’immédiateté dans la décision d’acquérir ou non l’œuvre.
Est-ce que l’immédiateté dont vous faites preuve dans la plupart de vos achats répond à des questions très personnelles ?
Oui bien sûr. Par exemple face à un Bellmer ou un Delaunay, je vais penser à un moment partagé avec mon père. En réalité, la collection est nécessairement le reflet de la personne qui la constitue. En ce qui me concerne, je collectionne avec les yeux et le cœur et non avec les oreilles. Par ailleurs, une fois que j’ai une œuvre d’un artiste, je vais avoir envie de la compléter avec d’autres œuvres sur la durée. Il est très rare que je n’aie qu’une seule œuvre d’un artiste. Je peux être en effet un collectionneur compulsif en achetant une série entière ou une œuvre qui s’inscrit dans le travail d’un artiste que je possède déjà et qui donne à ma collection une plus grande cohérence.
Intervenez-vous dans le travail d’un artiste que vous suivez par le biais de conseils ou autres ?
Jamais. Ce n’est pas mon rôle. En revanche, je peux lui exprimer que je suis moins sensible à tel ou tel travail. Tout simplement parce que l’artiste a choisi d’emprunter un autre chemin créatif et artistique.
Est-ce que le marchand d’art de nos jours n’a pas tendance à s’effacer ou ne plus avoir ce rôle d’intermédiaire entre l’artiste et le collectionneur ?
Non je ne crois pas. Les galeristes demeurent des passeurs et le travail qu’ils effectuent reste essentiel pour faire connaître les artistes au grand public comme aux collectionneurs. Toutes les galeries que je côtoie sont très proches de leurs artistes. J’ai en tête l’exemple de Christophe Gaillard avec l’artiste Hélène Delprat. Au moment où il a considéré que son travail méritait d’être plus largement diffusé et apprécié, il l’a présentée à Hauser & Wirth (ndlr. Fameuse galerie suisse dont l’antenne parisienne s’est ouverte au printemps 2023). C’est un acte de générosité et de fidélité à son artiste.
Concernant l’exposition Parade, une scène française au MO.CO, on peut regretter que certains artistes notables de votre collection soient absents. Je pensais à Frédérique Loutz…
Oui et je vous comprends car c’est une grande artiste. Mais c’est le principe d’une carte blanche. D’autres artistes dont je suis proche avaient toute leur place dans l’exposition. Je pense à Gérard Garouste ou Françoise Pétrovitch. Et c’est tant mieux. Car ces absences peuvent nourrir l’envie future d’envisager d’autres expositions avec d’autres commissaires d’exposition.
Laurent Dumas MOCO devant -La Classe-, 2013, une acrylique sur toile de Claire Tabouret, 206×390 cm, © THE FARM
Parade MOCO Eric de Chassey ©Harry Kampianne
PARADE MO.CO ©Harry Kampianne



Est-ce que vous avez un œil sur la scénographie ou l’accrochage ?
Non, je découvre l’accrochage une fois terminée. Je suis le regardeur comme vous. En revanche dans ma sphère privée, je réalise l’accrochage des œuvres, de façon intuitive. S’agissant du MO.CO, l’accrochage et la scénographie répondent à des compétences et des exigences que je n’ai pas. C’est d’ailleurs une matière qui est enseignée à l’école des Beaux-Arts de Paris.
Damien DEROUBAIX; Hohle, 2010, bois gravé, encre et crâne de bélier, 285×375 cm, ©Marc Domage
Parade-MOCO-Agnes-Thurnauer-Make up red mouth, 2016, acrylique sur bois 51×405 cm ©Harry Kampianne
Rayan YASMINEH, La lutte, 2022 – Huile sur toile, 150×150 cm, Courtesy of the artist & mor charpentier Paris



Pouvez-vous me parler de votre premier achat ?
La toute première œuvre de ma collection est une nature morte de Paul Bellanger-Adhémar. J’avais 18 ans et je l’ai acheté aux Puces 10 200 francs, ce qui équivaut environ à 1500 €. Je la possède toujours et vis avec elle.
La sculpture et l’installation prennent-elles une part aussi importante que la peinture ?
Oui. Derrière vous (NDLR : dans le bureau professionnel de Laurent Dumas), vous avez une installation de Gilles Barbier. Sur mon bureau, c’est une sculpture de Rodin. J’en ai aussi dans la bibliothèque, chez moi, un peu partout.
Où en êtes-vous de votre projet de Centre d’art sur l’île Seguin ?
Le projet est désormais bien avancé avec une ouverture prévisionnelle à l’automne 2026. Dans la droite ligne de mon engagement depuis plus de 25 ans, c’est un lieu qui sera en grande partie dédié à la scène française, c’est-à-dire des œuvres d’artistes qui ont travaillé ou qui travaillent en France. Elle sera montrée, mise en valeur et diffusée à travers le regard de commissaires internationaux ou celui d’artistes dans un écrin exceptionnel conçu par les architectes catalans RCR. La question des publics est également prioritaire et nous travaillons à ce que ce lieu rende l’art de notre époque accessible au public le plus large possible.
Justement, sans contester que l’art contemporain actuel regorge de très bons artistes, on le voit très bien à travers les expositions du MO.CO, ne pensez-vous pas qu’il peut y avoir des excès discutables voire contestables qui peuvent aussi rebuter un public pas forcément fermé à l’art contemporain ?
Oui. Je peux le concevoir. Néanmoins, c’est davantage l’incompréhension qui peut provoquer le rejet. D’où la question essentielle de la médiation dans les lieux de diffusion d’art contemporain.
Je pensais à la dernière provocation de Maurizio Cattelan, cette fameuse banane scotchée (vendue à plus de 6M$). Même si j’approuve certains engagements de cet artiste, j’avoue être resté plus que dubitatif…
Comme beaucoup j’ai été témoin de cette polémique. Cette démarche artistique interroge, questionne. S’agissant d’une banane scotchée à un mur, les sommes élevées atteintes par l‘œuvre peuvent ne pas être comprises. Néanmoins une chose est certaine, avec cette œuvre, Maurizio Cattelan entre un peu plus dans l’histoire de l’art.