
Par Marwan Kahil
Au cœur du Marais à Paris se tiendra du 20 au 22 septembre 2024, la 5ème édition de la Menart Fair. Une édition qui se consacrera cette année exclusivement à la scène artistique féminine de la région MENA (Moyen-Orient, Afrique du Nord), mettant en avant l’héritage des femmes au sein d’une production riche où se mêlent exigence et effervescence et qui est, aujourd’hui, solidement ancrée au sein des musées internationaux et des institutions culturelles de renommée mondiale. Entretien pour Art Interview avec Laure d’Hauteville, fondatrice, qui dévoile sa vision et les coulisses d’un rendez-vous désormais incontournable en cette rentrée.
La Menart Fair débute cette semaine avec de nombreux événements et un vernissage attendu. Une première question me vient à l’esprit. Comment penser l’Art, être amateur d’art, mécène ou collectionneur dans cet Orient sans cesse bouleversé ?
Les œuvres d’art sont étrangement ce qui demeure, ce qu’il est possible d’emporter avec soi, elles nous parlent et nous constituent. Une collection peut débuter avec une sérigraphie posée sur une table basse, une carte achetée après une exposition dans un musée, avant finalement de devenir cette rencontre et cet échange avec un ou une artiste dont l’œuvre nous a marqué. Et dans un Orient sans cesse bouleversé, c’est finalement ce qui nous ressemble et nous accompagne dans notre vie, plus qu’une acquisition c’est une émotion. Une relation qui se construit entre l’œuvre et soi. Et c’est aussi finalement pourquoi Paris, ville où l’Art sauve, libère, est l’un des écrins pour en parler le mieux et le partager.
Je vis d’ailleurs dorénavant ici, à Paris, seulement mon lien au Levant où j’ai vécu et à cet Orient est viscéral, profondément ancré dans mon histoire autant personnelle que professionnelle. Cet Orient m’a construit autant que j’ai pu construire à mon tour, aux côtés d’une équipe dévouée, d’artistes et de galeristes pleinement engagés. Ce pourtour méditerranéen à l’Histoire si riche, a encore tant à nous révéler, il est sans cesse en mouvement et c’est le signe d’une grande vitalité qui n’aspire qu’à s’exprimer.
Je crois donc au pouvoir de l’Art pour s’élever au dessus des ruines et pour construire des relations avant tout humaines entre les hommes et les femmes de bonne volonté autour de valeurs partagées.
Quelle analyse faites-vous de cet Orient multiple entre les émirats qui prospèrent sous l’impulsion de politiques culturelles d’envergure internationale, en multipliant les partenariats notamment avec le Louvre, la Sorbonne à Abu Dhabi, le Maroc qui maintient une réelle stabilité et les autres pays de ce contour méditerranéen bouleversé sans cesse depuis les printemps arabes et les différents conflits ?
Je songe en premier lieu à un corps en mouvement et dynamique avec trois cœurs qui alternent les élans. Mon parcours personnel, je l’ai vécu avec le levant comme point de départ et de beaux passages de relais tant au Maghreb qu’aux émirats grâce aux politiques culturelles qui furent initiées par le passé, particulièrement à Abu Dhabi.
Des échanges féconds, des allers-retours qui ont confirmé l’apport des artistes issus de l’espace MENA à l’art contemporain. Sans citer d’exemple en particulier ou énumérer, je dirais qu’on le ressent ici à Paris dans les différentes programmations. Je pense intuitivement aux événements proposés par le Palais de Tokyo et aux artistes exposé-es.
Pour répondre à cette question, je vais aussi aborder un angle volontairement provocateur en me concentrant sur la question des femmes. J’amorce pour cette nouvelle édition de la Menart à Paris une édition intégralement consacrée aux femmes. Non par féminisme, légitime, ou pour suivre une tendance, mais pour montrer à quel point les femmes ont joué un rôle dans l’Histoire artistique de ce bassin méditerranéen et dans le golfe, montrer qu’elles sont à l’origine d’une complémentarité et d’un écosystème plus vaste, d’autant plus aujourd’hui. Une façon pour moi aussi d’inciter les galeristes à songer à aller vers une parité et à s’intéresser à représenter des artistes qui ont tant à dire. Mais pour revenir au sens de votre question, les femmes de la région MENA ont eu au sens historique des parcours différents.
Au Maghreb et au Levant une grande partie des artistes sont des hommes. Aux émirats, il y a davantage de femmes pour cette vocation. Cela pourrait s’expliquer pour de nombreuses raisons sur lesquelles je ne vais pas m’attarder. Il y a très certainement un enjeu sociétal à prendre en compte et dans la répartition des rôles, notamment dans tout ce qui touche aux relations sociales. Le poste de ministre de la culture ainsi que les associations artistiques sont souvent tenues par des femmes aux émirats par exemple.
Dans les pays du Maghreb, les hommes ont longtemps été davantage mis en avant et épaulés par leurs compagnes dans les carrières artistiques. Là où au Levant ce sont des femmes qui ont su initier des diwans, des salons artistiques et philosophiques en prenant appui sur les hommes pour intégrer ces salons dans le paysage culturel tout en restant les seules instigatrices de ces échanges excessivement féconds. Complémentarité donc. Je pense au Dar El Fan de Janine Rubeiz (Liban) ou bien Darat Al Funoon, fondée par Suha Shoman (Jordanie). Des femmes excessivement actives.
Aujourd’hui les choses avancent dans le bon sens. Il n’y a plus de modèles préétablis mais il est intéressant, je pense, de s’intéresser au regard des artistes, femmes, dans cet Orient si souvent enclin aux bouleversements avec ce que cela charrie à tous les niveaux et dit de notre histoire immédiate et contemporaine. Les femmes n’ont rien à perdre, elles ont tout à construire. Et je le sais pour l’avoir vécu lors de ma présence à Beyrouth depuis toutes ces années. Et je le ressens aujourd’hui avec les étudiantes que j’ai pu rencontrer lors d’une intervention sur un format de 12 heures à la Sorbonne au sein de la chaire Expertise et Marché de l’Art.
Comment vous est venue justement cette nécessité de proposer une édition entièrement consacrée aux femmes artistes ?
J’y ai songé quand je suis rentrée à Paris après l’explosion du Port de Beyrouth — j’ai habité 30 ans au Liban et initié autant de projets, dont 12 éditions de la Beirut Art Fair. Le vertige et la peine, la blessure était béante mais j’ai su m’entourer à nouveau, aux côtés de femmes et d’hommes de talent, et j’ai ainsi initié la Menart à Paris. Cette 5ème édition est consacrée aux artistes femmes car on me demandait à chaque fois lorsque je retournais à Paris comment je vivais en tant que femme à Beyrouth et aux émirats. Or depuis mon arrivée en 1991 à Beyrouth — juste au lendemain de la guerre — j’ai toujours été fascinée par la puissance des femmes et je tenais à le montrer à Paris. Tout ce que j’ai réussi l’a été grâce aux femmes rencontrées en Orient. Avec une vraie sororité, ces femmes m’ont toujours permis de construire mon réseau et d’initier des projets avec et pour les artistes, galeristes, hommes ou femmes.
Je pense que c’est important de révéler ces personnalités et partager ce qu’elles ont apporté hier et ce qu’elles ont à dire aujourd’hui, voir ce qu’elles pensent de cette Histoire commune, pourtant morcelée en Orient. Et notamment de l’Histoire de l’Art dans ces pays qui méritent une réelle considération. Quand je pense à des artistes qui m’ont subjugué par leur regard sur l’époque et sur la société, je pense immédiatement à Etel Adnan, Simone Fattal, leur apport est bouleversant. Il y aurait tant à dire.
Quoiqu’il en soit, ce qui est ignoré en Occident quand on se penche sur cette Histoire, quand on fait des recherches : c’est que les femmes, au Liban, en Syrie, en Égypte, en Palestine mandataire, en Irak, voire en Iran, étaient à l’époque bien plus en avance sur leur temps par rapport aux femmes occidentales. Que ce soit au sein de la bourgeoisie, de la bonne société ou des classes populaires avec ce que cela implique d’efforts et de résistance. Il existait au sein des sociétés une émancipation des femmes qu’on ignore en France et ailleurs en Occident où l’Orient a été caricaturé. À noter que la France a aussi rayonné sur ces pays qui avaient des mandats ou des protectorats à la chute de l’empire ottoman. Et cela compte encore aujourd’hui.
Il y a toujours eu échanges et influences. Pour moi, le Levant est un carrefour autant tourné vers l’Est que l’Ouest. Et ça se confirme de manière plus contemporaine, puisque je pense à Nada Debs, libanaise d’origine mais dont la famille a passé 100 ans au Japon, elle est rentrée à Beyrouth au plus près des métiers d’art sur place et est aujourd’hui à Dubaï.
À noter enfin qu’initier cette édition intégralement féminine, c’est encourager les galeristes à prendre des initiatives et garder une veille sur les talents, hommes ou femmes avec un esprit d’inclusion. Je reviendrai à d’autres formats lors de prochaines éditions.
Duaa Qishta, At 8 PM Huile sur toile 146x115cm
Katya-Traboulsi, Rejaa ya mama (Maman, je reviens) Installation murale, métal-peint à la main 160x120cm
Tatiana Boulos, Moving Mindscape Acrylique sur toile 81x65cm



La Femme est l’avenir de l’Homme ? Et de l’Homme oriental en particulier ?
Qui élève les hommes ? Dans toute la signification de ce verbe. Ce sont les femmes. Et les femmes s’élèvent aussi par elles-mêmes et pour elles-mêmes.
La France embrasse-t-elle suffisamment son héritage mais aussi sa destinée méditerranéenne ?
Pas encore, mais c’est en cours. Je pense au Mucem et aux initiatives d’il y a quelques années. Je reviens sur l’exemple du Palais de Tokyo dont la programmation est de plus ouverte aux artistes de la région. La sublime exposition Présences arabes, qui a eu un accueil incroyable au Musée d’Art Moderne de Paris. Je pense que nous sommes nombreux et nombreuses à œuvrer en ce sens. Pour ma part et pour ce qui est de mes équipes d’hier et d’aujourd’hui tout le travail effectué toutes ces années a peut-être, quelque part, porté ses fruits en donnant les clés de compréhension.
L’Art est fédérateur loin des polémiques ou de la politique dans son sens péjoratif. L’Art dans ces régions c’est permettre, au contraire avec diplomatie et connaissance, ce regard sur les sociétés, leurs histoires et avoir surtout pleine conscience de notre humanité et de ce qui est partagé. Voir ce qu’on apporte aux autres.
Pour la 10ème édition de la Beirut Art Fair j’ai eu 36000 visiteurs dans un pays de 3 à 4 millions d’habitants. Ça dit quelque chose. Lors de cette édition il y a eu des personnes du Palais de Tokyo, d’Art Basel et d’ailleurs. Or l’Art permet ces impulsions et a un rôle à jouer en terme de diplomatie.
Quel est l’écosystème des galeries dans la région MENA ? Y-a-t-il des passerelles à Paris, à Londres ?
Énormément, et c’est tout l’intérêt de ces événements internationaux et de la Menart aujourd’hui au cœur de Paris.
Quel est votre souhait pour cette cinquième édition de la Menart Fair ?
Créer du lien. Et réunir. Une œuvre d’artiste, c’est un ami qu’on emporte chez soi et avec soi. L’Orient et la Méditerranée, c’est avant tout cela, ce sens de l’accueil où l’invité est sacré, et j’invite toutes et tous à venir le vérifier.
Morvarid K, The Hours Peinture acrylique blanche sur photographie montée sur dibond 148x100cm
Zahra Zeinali, Masques Technique mixte sur toile 70x50cm

