Portrait de Jérôme Zonder
Portrait de Jérôme Zonder

Jérôme Zonder

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Il y a chez cet artiste une cruelle façon de décortiquer le dessin en lui faisant rendre gorge. Il a conçu récemment une Joyeuse Apocalypse dans les espaces du Casino Luxembourg (Luxembourg), en a fait en 2015 un Fatum en totale immersion au gré d’une déambulation labyrinthique dans les couloirs de feu La Maison Rouge, et devrait intervenir fin mai au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme. Il communie dans la démesure et l’expérimentation en nous plongeant dans le chaos, le ravissement, le grotesque et l’extrême minutie de ses fictions incisives joyeusement barbares. Un vrai bain sulfureux au fusain parsemé de collages, de textes et de plans multidimensionnels montés comme des story-boards. Chez Jérôme Zonder, il y a cette valse à l’infini de l’image flanquée d’une foule de personnages hybrides et d’histoires entrecroisées. Non content de creuser physiquement le dessin, de le pousser dans ses retranchements, il en extrait le pur jus de la cruauté de l’enfance avançant vers un monde adulte hanté d’obsessions et de cynismes. On peut évoquer chez lui un mariage heureux entre la culture underground et la culture populaire. C’est à la fois jouissif et horrifique.

Peut-on y voir l’importance du synopsis ou du story-board dans votre manière d’aborder le dessin ?

Oui. Il y a un jeu de miroirs qui s’établit, une espèce de champ-contrechamp dans lequel je place mes cases et les personnages. En réalité, tout part de la question de comment représenter un portrait. C’est une question de lignes, comment on le limite, comment on le délimite. Qu’est-ce que c’est de donner une forme, de penser au degré de précision de celle-ci, de cerner un problème ou de le laisser ouvert ? Tu tombes fatalement dans la représentation classique du format. À bout d’un moment, tu arrives à te poser la question “Vers quoi je m’aventure si je dépasse cette limite-là ?” J’ai donc suivi cette intuition et je me suis aperçu très vite que j’étais plus précis dans l’excès et beaucoup plus ouvert. C’est une suite de questionnements hyper riches.

Ça a été un déclencheur ?

C’est une sorte de moteur. Pour moi, une exposition, c’est avant tout un grand dessin immersif. Une fois celle-ci terminée, j’ai des questions pour trois ans. Cette série de questionnements sur la limite d’une forme, sur sa définition, où est-ce qu’on l’arrête, où est-ce qu’on la commence, ça s’est précisé en œuvrant dans l’espace. J’ai besoin d’être dans l’action pour réfléchir. Je ne peux pas être que dans ma tête. Je préfère partir du réel, du concret et je peux créer à partir de ce moment-là. Sinon, je risque de trouver cela trop abstrait si je m’en tiens qu’à une intuition pure.

Vous arrive-t-il pendant que vous êtes en train de dessiner, de faire une pause et de vous questionner à nouveau ?

Tout le temps. Ce sont des va-et-vient. Ce travail dans l’espace m’aide beaucoup en réalité. Toutes ces questions, je les mets en forme en temps réel et en même temps tu te demandes si ça va s’arrêter. Mais quand tu es dans le concret, tu es obligé de trouver une solution. Parce que tu as déjà la surface de l’exposition qui est limitée. Le temps que l’on te donne est limité, la patience de l’équipe avec qui tu travailles est limitée. Ce sont des contraintes qui peuvent être aussi intéressantes. À partir de cette réalité-là, tu trouves des solutions. Tu es dans la nécessité d’avancer.

Donc vous restez en permanence dans un champ ouvert à toute suggestion même en cours d’exécution ?

Totalement. Ce qui me permet de rebondir sur la scénarisation des personnages. Quand tu as une structure narrative cadrée, ça délimite une aire de jeux dans laquelle toutes les formes sont possibles et ça te permet une expérimentation sans fin parce que je serais toujours rattaché au scénario que je me suis donné au départ comme base de recherches.

Le scénario reste avant tout une table de travail sur lequel vous pouvez expérimenter ?

Exactement. Tu as le terrain de jeu et les matériaux. C’est comme un film. Pour mon immersion à la Maison Rouge, j’ai commencé par une série de repérages pour ensuite réaliser un story-board et scénographier l’exposition comme un long travelling.

Est-ce que la scénarisation fait partie intégrante de votre travail ?

Ce qui m’intéresse avant tout c’est la tension qui peut exister entre les images que l’on trouve un peu partout sur les écrans et le dessin pur. Le fait d’être en totale immersion dans cette dualité m’amène à pénétrer dans plusieurs univers tels que la vidéo, le cinéma mais aussi la bande dessinée. Ça nourrit la structure de l’exposition.

Lorsque vous avez investi La Maison Rouge, est-ce que Antoine de Galbert vous a demandé un droit de regard après montage, ce que l’on pourrait appeler le final cut au cinéma ?

Non, j’ai vraiment eu carte blanche, tout comme au Casino Luxembourg avec Kevin Mulhen (commissaire de l’exposition) qui me poussait à être extrême. C’est une grande chance de pouvoir tomber sur des personnes aussi réceptives. Et puis, cela fait partie de ma logique : aller jusqu’au bout des possibilités du médium.

Quand vous avez monté votre exposition dans le Château de Chambord, vous n’aviez pas l’impression de remonter le temps ?

C’est un phare de la Renaissance, un lieu à fois très présent et symbolique. Ça n’a rien à voir avec un espace d’exposition. Je n’ai pas cherché à l’investir puisque les murs d’un tel monument racontent déjà une histoire. J’étais en retrait et plus dans le commentaire. D’habitude, je travaille toujours l’histoire, je lui impose mes propres structures mais là, c’était impossible de s’imposer à ce genre de patrimoine.

Le dessin était-il vu comme une discipline à part entière lorsque vous êtes arrivé à l’école des Beaux-arts ?

Pas vraiment. Toutes les formes traditionnelles d’art comme le dessin, la peinture, la sculpture étaient considérées comme réac. C’est tout juste si on ne te voyait pas en fasciste habillé en kaki si tu te mettais à dessiner (rires). D’un côté, tu avais l’étude du corps humain et sa mythologie sur le naturel du dessin, ce qui m’ennuyait royalement et de l’autre une certaine liberté dans tes recherches vu que cette matière était jugée ringarde. J’ai pu en même temps découvrir les dessins de Raymond Pettibon mais aussi ceux de Jean-Olivier Hucleux sur ses séries dites de « déprogrammation » jouant sur les plans, les symboles et les espaces. Il y avait aussi Richard Longo avec ses réflexions sur l’image très liées à sa génération. Toutes ses inspirations m’ont servi à me positionner sur le rapport à l’espace et la question de la limite dans le dessin. Ce qui m’a amené à œuvrer dans un champ ouvert de façon à ce que l’image ne soit pas prisonnière.

Est-ce qu’il vous est arrivé d’utiliser d’autres matériaux que le fusain ou la pierre noire ?

Oui. J’ai continué à peindre jusqu’en 4ème année des Beaux-arts. Lorsque je me suis mis entièrement au dessin, j’ai essayé toutes les techniques : le stylo bille, l’encre, le crayon, l’aquarelle, parfois j’ai mélangé certaines techniques entre elles pour finalement garder que le fusain. J’ai essayé aussi toutes sortes de papier pour obtenir toutes sortes de rendus. C’est ce que je fais dans mes assemblages, je me sers de la qualité des papiers, de leurs grammages, de leurs couleurs, de leurs textures pour expérimenter de multiples variations dans le dessin.

Comment avez-vous opéré lorsque vous avez réalisé votre immersion au Casino Luxembourg ? Je pense aux grands panneaux. Y a-t-il eu des études préparatoires ?

Tout est parti de l’atelier. Je les ai d’abord dessinés à l’échelle sur de grands cartons et après j’ai donné le tout à un menuisier pour ensuite les ramener à l’atelier et retravailler dessus. Il y a eu deux voyages entre mon atelier et le Casino.

Vous avez évoqué les prémices de votre prochaine exposition qui serait un hommage/jeu lié en grande partie à la bande dessinée. Ce sont des références que l’on retrouve dans la plupart de vos expositions. Je pense à Gotlib, Crumb, Edika et si l’on remonte le temps à Daumier, Boilly, Grandville.

Oui. C’est un processus sans fin et comme j’ai l’impression que ce n’est jamais assez, j’expérimente sans cesse. Je veux que mes recherches dans la BD soient encore plus affirmées dans le grotesque et l’animalier. J’ai besoin de faire des fresques plus grandes et plus écrites quitte à ce qu’elles soient plus violentes. J’ai déjà fait mes repérages pour m’accommoder au lieu et trouver le rythme de l’espace dans lequel je vais évoluer. Une fois que j’ai cette impulsion, je peux commencer à mettre en place les éléments et m’intégrer au scénario. Mes nouveaux dessins sont des assemblages de silhouettes que j’avais déjà expérimentées au Casino Luxembourg mais ils sont encore plus organiques, plus brutaux.

Ces nouveaux dessins auront-ils un rapport à l’actualité ?

Non, je préfère éviter cette fois-ci. Je ne nie pas que dans mes précédentes immersions, il y avait souvent des images liées à des événements de la mémoire collective mais là, l’actualité est trop brûlante. J’attends d’avoir le recul nécessaire pour ne pas rester dans l’émotion pure. Il y a eu une exception toutefois lors des attentats de Charlie Hebdo en 2015. Je connaissais bien l’équipe et je n’ai pas pu m’empêcher de faire un dessin sur le vif qui s’appelait On joue à sacrifier Abraham. Toute la signification de ce tableau peint par de grands maîtres tels que Rembrandt, Le Caravage et bien d’autres est portée essentiellement sur la dynamique du geste malgré l’apparente cruauté de l’image. Le geste est toujours en suspens. Est-ce Dieu qui empêche l’infanticide ? C’est toute une symbolique sur la confiance dans la foi. Dans mon dessin, j’ai fait l’inverse. Je n’ai pas pu m’empêcher de faire une composition qui allait vers la catastrophe.

Jérôme Zonder en 7 dates :

1974 : Né à Paris
2005 : Prix Antoine Marin (1er prix)
2015 : Fatum à la Maison Rouge
2017 : The Dancing Room au Musée Tinguely (Bâle)
2018 : Château de Chambord
2021 : Jusqu’ici tout va bien Galerie Nathalie Obadia
2023 : Joyeuse Apocalypse au Casino Luxembourg (Luxembourg)

Représenté par la Galerie Obadia.


Exposition à venir :
Musée d’art et d’histoire du Judaïsme
Du 31 mai au 27 octobre 2024
www.mahj.org

Je veux que mes recherches dans la BD soient encore plus affirmées dans le grotesque et l’animalier. J’ai besoin de faire des fresques plus grandes et plus écrites quitte à ce qu’elles soient plus violentes.

Jérôme Zonder