Portrait de Franck Desplanques
Portrait de Franck Desplanques

Franck Desplanques

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L’exposition Hommage qui débute à Quai de la Photo à Paris est une restitution prolifique, généreuse et humble d’une humanité partagée au présent, de vies retranscrites au rang d’art, de mots restitués et voyageurs, qui s’ancrent sans jamais rester à quai. 

Jamais de passage, Franck Desplanques, par son regard, apporte une présence. Il transmet les moments précieux et surtout vécus dans la durée auprès des communautés autochtones de tous horizons, d’une terre que nous avons en partage. Une immersion au coeur des mots et des expériences, un témoignage de six d’entres elles : Inughuit du Groenland, Mentawaï d’Indonésie, Suris et Afars d’Éthiopie, Kogis de Colombie, Dolpopa du Népal complété par de passionnants échanges et discussions dans la revue Natives, dont le dernier numéro est un véritable catalogue d’exposition comprenant plus de 200 photographies. 

Alors que l’émission Rendez-vous en Terre Inconnue célèbre ses 20 ans, l’exposition qui se déroule jusqu’au 28 février est surtout une affirmation de la rencontre et de la relation tissée auprès de ces hommes et de ces femmes. Toutes et tous ont toujours su accueillir l’homme aux quatre coins du monde dévoilant un ailleurs finalement proche, jamais lointain, pour des êtres qui sont là, qui sont nos contemporains, et dont les vies font écho au présent. Ils et elles nous invitent à un dialogue fraternel, le souhait de Franck Desplanques étant avant tout de restituer cette parole, jamais de la remplacer. 


Entretien réalisé aux côtés de Valentine Follet sous le regard de Marion Briffod dont le reportage photographique illustre le propos. 

Dès l’arrivée à Quai de la Photo, nous sommes immédiatement happés par une scénographie construite sur trois niveaux, par la vitalité et le dynamisme de teintes roses et violacées sur de grandes toiles autant que par l’aura des photographies rétro-éclairées où le négatif en miroir se confronte au noir et blanc. Happés également par une mise en scène plus épurée de l’espace d’exposition. Pourriez-vous nous dire comment s’est déroulée l’installation ?

L’accueil a été formidable et les équipes ici ont été à l’écoute des besoins. J’ai poussé à l’extrême la possibilité de présenter plus de 160 photographies des moments vécus auprès des communautés, tout en occupant l’espace avec d’immenses toiles, pour ne pas dire voiles, dans ce vaisseau qu’est Quai de la Photo. J’ai insisté pour qu’il y ait cette générosité parce que ça ne pouvait pas être autrement. Je crois que c’est une première.

L’équipe de Quai de la Photo en partenariat avec Picto, toutes et tous ont été remarquables et cela alors que j’ai demandé à ce que les moyens mis en oeuvre soient les plus raisonnables possibles en terme de coût et d’impact. Un exemple de cette sobriété, qui n’enlève rien à la restitution des rendus, est notre revue Natives qui comprend 200 photographies et autant de pages de discussions et de débats, l’engagement de l’imprimeur qui est basé en Normandie a été un vrai plus avec un rendu de qualité pour une revue abordable et produite localement.

D’ailleurs toute l’équipe de Natives a accompli un travail formidable pendant cinq mois. Je profite de notre échange pour les remercier chaleureusement de m’avoir permis de réaliser cette exposition ainsi que le numéro spécial de la revue. Je pense notamment à Jean-Pierre Chometon, directeur de la revue, qui a trouvé les financements, et à Didier Hilar directeur artistique, avec qui j’ai conçu la maquette et la scénographie de l’exposition. Je tiens également à saluer tous les journalistes qui ont écrit des textes, ainsi que tous les invités. Cette exposition et cette revue sont véritablement le fruit d’un travail collectif.

Une telle profusion…

Peut-être mon désir de raconter, de partager le plus possible, un peu comme la générosité vécue sur place. Une manière d’explorer l’espace dans un premier temps pour se demander ensuite comment comprendre et appréhender ce qui s’offre à nos yeux. Le public découvre et ainsi se pose des questions. C’est aussi le souhait d’éveiller une saine curiosité, un élan vers toutes les populations qui ont su m’accueillir. Se dire que ce n’est pas immédiatement accessible mais qu’il y a, au bout du chemin, une rencontre et qu’elle a lieu ici et maintenant et que cette rencontre est possible au delà du premier regard. Quai de la Photo est aussi un lieu de vie, un lieu de rencontres, il y aura donc la possibilité pour le public d’y revenir.

Hommage est le titre donné à cette exposition et au dernier numéro de la revue Natives, il pourrait presque sonner comme un aveu d’échec face à tant d’enjeux…
Pourquoi intituler l’exposition Hommage ?

Je comprends ce que vous me dites et je vous en remercie. Tout comme les êtres, les mots ont un sens profond et plusieurs sens enfouis qu’il est possible de dépasser, de transcender. L’idée de cette exposition Hommage c’est avant toute chose de pleinement rendre hommage aux communautés autochtones et à leur générosité. C’est aussi essayer de les mettre en avant, de présenter leur quotidien. C’est une sorte d’immersion dans leur quotidien pour montrer la richesse de leur vie. Et l’idée qu’il ne faut pas oublier la puissance et l’importance de leur combat.

Toutes ces communautés sont aujourd’hui menacées par l’exploitation des richesses de leur territoire, par des régimes politiques autoritaires qui souhaitent les mettre sous cloche ou les regrouper, par le réchauffement climatique… Elles sont toutes en tension et en lutte pour pouvoir résister ou simplement vivre, continuer à vivre comme elles l’entendent.

Parmi toutes ces communautés et pour cette exposition j’ai pensé à six communautés en particulier, en ajoutant dans la revue Natives, dont le dernier numéro est de fait le catalogue de l’exposition, la communauté des Turkana. Chaque communauté a sa spécificité. L’exposition a donc été pensée pour avoir tous les continents et avoir aussi des écosystèmes différents. Se dire que chacune de ses communautés a son caractère, que chacune est un emblème en elle-même. Toutes ont des facteurs communs, je pense à la créativité, à l’ingéniosité dont ces communautés autochtones font preuve au quotidien mais elles ont, pour chacune d’entre elles et avant tout, quelque chose de spécifique qu’il faut partager.

C’est une belle entrée en matière et pourtant on ressent immédiatement cet aspect titanesque dans la démarche tant les enjeux sont énormes et nous concernent également directement…

Oui et c’est pourquoi cet hommage est bien plus profond et s’intéresse à chacune des communautés car il nous est aussi adressé à nous. Nous sommes toutes et tous en tension y compris sous nos latitudes et dans nos démocraties face à des enjeux comme le dérèglement climatique. Ces communautés, nous avons besoin d’elles autant qu’elles ont besoin de nous.

Qu’espérez-vous pour le public en initiant cette exposition à la fois artistique et documentaire ici à Paris, à Quai de la Photo ?

Il y a un côté documentaire et un côté artistique mais il y a plusieurs choses importantes à en retenir, la première serait déjà de témoigner de leur existence. Reconnaître leur existence car toutes ces communautés sans exception sont en quête de reconnaissance.

Ensuite il y a réellement ma pleine et entière admiration ainsi que ma reconnaissance pour l’ensemble des hommes et des femmes de ces communautés. Ils et elles sont une inspiration profonde. Chacune de ces communautés m’a tellement apporté. J’ai tellement appris par elles. Il y a une réelle envie de les mettre en avant pour cette raison.

Et puis il y a enfin le souhait sincère de les aider. Les communautés ont énormément à nous apprendre et nous, nous avons pleins de moyens de les aider. Et c’est le but de la revue Natives où au fil des articles, des discussions et débats nous renvoyons à chaque fois vers une association avec laquelle il est possible de venir participer au soutien d’une communauté en particulier.

Ça avait été le cas quand vous aviez été en Sibérie auprès des Nénètses ?

J’ai fait 12 ans d’humanitaire avec les Nénètses et 15 ans à leurs côtés. C’est en effet là que se trouvent les fondamentaux dans ce parcours qui est le mien. C’est bien gentil de faire du documentaire ou de la photo mais si on en reste là, on vient on prend et on s’en va. C’est bien gentil de faire de l’ethnologie ou de l’anthropologie mais pareil, on vient, on prend et on s’en va. Je suis bien placé pour le savoir.

Aux côtés de Françoise Huguier, nous avons travaillé pendant plus d’un an sur le livre Sur les traces de l’Afrique Fantôme qui partait du recueil éponyme de Michel Leiris écrit en 1930, alors qu’il était un surréaliste dissident missionné en Afrique par l’ethnographe Michel Griaule, il y a eu des pillages au fil de la mission. Nous avons donc travaillé sur toutes ces oeuvres pillées, ces objets volés et accumulés lors de cette mission pour les collections du Musée de l’Homme. Ce premier grand projet a été formateur pour moi.

Un récit sur le passé colonial d’une extrême violence et bien avant certaines restitutions rendues enfin possible aujourd’hui…

Oui, des traumatismes indélébiles et des spoliations humiliantes. Il y a tout cela qui s’entrecroise. Lorsque je propose une exposition comme celle-ci, il y a bien évidemment le témoignage, et ce côté artistique qui est inhérent. Mais moi ce que je souhaite, c’est m’investir davantage lorsque je vais à la rencontre de toutes ces personnes. J’ai des collègues qui font de beaux reportages mais ils viennent, s’arrêtent et s’en vont. Moi ce que j’ai souhaité au fil des années c’est m’investir dans le temps et trouver le moyen de les aider.

Ce que permet l’immersion ?

Le temps… C’est le temps qui le permet. Il est possible d’être en immersion pendant un mois ou deux. Mais ce qui compte c’est le temps. C’est un choix de vie, depuis 35 ans, je ne fais que ça. Par exemple la communauté des Mentawaï à 150 kilomètres au large de la côte ouest de Sumatra, peut-être l’une des plus anciennes cultures du monde, ça fait 18 ans que je les retrouve, j’y suis allé 7 fois. À chaque fois je retrouve les mêmes personnes, l’ensemble de la communauté. Nous initions ensemble des projets, des programmes pour reconstruire des structures traditionnelles, pour retrouver la culture des chamans de la forêt et cela en partenariat avec l’école existante.

Et à chaque fois vient s’ajouter un calque, un nouveau calque de compréhension et de lecture ?

Exactement, d’ailleurs c’est justement avec les Mentawaï que m’a été inspiré ce procédé artistique qu’il est possible de voir dans l’exposition et que tu évoques au début de notre échange. J’ai découvert avec les Mentawaï cet aspect artistique car ils ont cette perception de la forêt en couleurs. Ils m’ont dit «Est-ce que tu peux nous montrer cette forêt comme ça ?» J’ai réfléchi et je me suis dit que la photographie pouvait le permettre. Ça a été très inspirant et je suis passé à l’infrarouge pour pouvoir obtenir ce rendu, montrer cette vision de la forêt qu’ils ont. Le bleu joue lui aussi un rôle important, je souhaitais ajouter ce bleu mais j’ai été battu pour l’instant techniquement. L’infrarouge a été formidable puisque quand ils ont pu voir les photographies, ils ont trouvé ça absolument fascinant et fidèle à leur vision. Et étrangement j’ai été aligné avec mon art.

Justement comment est perçu votre regard ? Pour beaucoup de communautés autochtones la photographie est tabou…

Dans l’imaginaire et pour certaines cultures c’est un vol de l’âme. Heureusement dans ma relation et ma proximité au fil des années, mes photographies jouent un rôle différent, elles ont dépassé le rôle documentaire et se sont rapprochées au plus près de la force créative des communautés. J’ai pensé que leur liberté c’était cette force créative et elle est tellement inspirante… Après toutes ces années aux côtés des Mentawaï, je me suis estimé enfin légitime pour m’inspirer aussi de leur vision et pour être plus proche d’eux . J’ai ainsi pu leur montrer ce que cela pouvait donner.

Qu’est-ce que ça a changé dans votre rapport à la Photographie ?

Cela fait deux, trois ans qu’il y a eu cette démarche grâce à cette envie d’être le plus proche possible de leur force et de leur créativité. J’ai pu me replonger dans mes archives, j’ai pu dépasser la photographie documentaire, elle qui avait tendance à m’ennuyer et m’empêchait de restituer l’émotion et la puissance de ces rencontres. J’ai enfin pu transformer mes images. Je me suis dit «Là, je dépasse quelque chose.». Ça a été l’une des premières fois où j’ai été heureux de mes photographies, je suis allé chercher quelque chose plus en profondeur. Pendant longtemps, je n’arrivais plus et ne voulais plus montrer mes photographies.

Et puis ce traitement permet toujours la narration, permet toujours d’informer, seulement il permet enfin d’aller chercher les choses de manière plus intuitive. Sortir des codes du documentaire permet d’aller vers quelque chose de plus créatif. Le but des diptyques en négatif, des traitements en infrarouge est de permettre de restituer et d’apporter plus de mystères et d’évocation.

Ce mode de fonctionnement est finalement comme une rencontre au bout du monde, il questionne, il permet le «pourquoi», il permet une saine déstabilisation pour t’obliger à te poser des questions. C’est ce que je ressens à chaque fois quand je suis sur place et réussir à trouver ce chemin pour se poser des questions a été une des conséquences de cette recherche artistique.

Les communautés autochtones t’obligent à te poser ces questions et c’est là tout le sens de la rencontre et de ma démarche.

C’est la base de la rencontre et vous nous incluez par cette immersion. C’est une invitation…

Exactement. Les communautés ont en elles une telle générosité qu’elles nous invitent à les comprendre, à les connaître.

Lors de vos périples avec Françoise Huguier, vous aviez déjà cette réflexion, cette intuition sur votre volonté de transmettre par la Photographie ?

J’ai appris énormément sur le terrain, avec Françoise Huguier à mes débuts et en autodidacte. À l’époque on faisait appel à moi pour ce genre de missions, ça m’a mis beaucoup de temps avant de trouver cette façon de présenter, de photographier et de rencontrer. J’ai commencé avec Françoise Huguier en tant que jeune photographe. J’ai appris à construire un sujet, avoir une écriture photographique, j’ai appris le travail de journaliste. Je suis resté ensuite presque 15 ans avec les Nénètses au delà du cercle arctique, j’ai appris à construire cette rencontre, j’ai tenté d’apprendre du mieux possible auprès de cette communauté à forte identité culturelle. Je leur dois énormément. Mais cette transformation de mes photographies, ce travail sur mes archives, je n’aurai pas été capable de le faire plus tôt. Je crois que c’est une question de maturité et, aujourd’hui, je suis capable de le faire.

Et capable de partager les enjeux…

Partager surtout leur parole. Je ne veux pas m’approprier leur combat et parler à leur place mais je veux restituer leur parole. C’est ce que j’ai défendu avec l’émission Rendez-vous en Terre Inconnue lorsque Frédéric Lopez est venu à moi. Que personne ne parle à leur place. Il faut énormément d’humilité pour les laisser s’exprimer. Heureusement certaines associations réussissent à avoir cette humilité pour ne pas remplacer ou paternaliser les communautés dans leurs luttes.

Et l’art de ces communautés ? Que ressentez-vous une fois sur place face à l’art ? Quelle est votre perception lors de ces rencontres ? Faut-il une réceptivité particulière ?

C’est beaucoup de choses en même temps. Je viens d’une famille d’artistes, mon père est peintre, ma mère est décoratrice, mon frère est artiste. J’ai baigné dans cet univers créatif.

Effectivement une part de l’admiration que j’ai pour ces communautés est leur pouvoir de création. Toutes ces communautés ont un pouvoir de création exceptionnel. Une source d’inspiration qui est inépuisable et qui a inspiré les artistes contemporains. Et c’est en toute logique que leur technique, leur production, leur art s’expose dans les musées.

Ces communautés inventent énormément de choses, d’une rare richesse. Dans la capacité de survie à trouver de l’eau dans le désert par exemple, les communautés d’Éthiopie ont une créativité qui est fascinante et inspirante. Je pense à la captation de la vapeur issue de volcans souterrains qui est juste exceptionnelle et est unique au monde. Ils creusent et construisent des boynas et ont cette eau potable dans le désert qui sculptent le paysage et l’environnement, des architectures au rang d’Art.

Et indépendamment de l’Art ou de la création artistique en tant que tel ou de l’aspect spirituel, on retrouve cette créativité dans les objets techniques, usuels qui sont d’une beauté incroyable. Il y a une inventivité et une richesse dans le savoir-faire au quotidien. Il n’y a jamais de décalage, presque un équilibre entre la survie, les gestes d’une finesse extraordinaire et une beauté inhérente au coeur de la nature qui les entoure. Je pense à la teinture, aux tissus, tout est issu de cet environnement.

En ce sens chaque communauté est une véritable oeuvre d’art. Et chaque mode de pensée est une oeuvre d’art. C’est cette évidence qui émerge de la rencontre, des méandres qui mènent à cette rencontre et qui nous rappellent combien nos cosmogonies sont partagées.

Vous évoquez l’émotion et le mystère que provoquent de telles rencontres. Sans parler de spiritualité, que ressentez-vous dans la durée lors de ces rencontres notamment auprès des chamans qui représentent ces communautés ?

C’est une grande question. L’exemple des Dolpopa du Népal est à ce titre marquant car leur spiritualité est aux origines des principes même du Bouddhisme. Le chamanisme des Kogis en Amérique du Sud pour sa part va être très collectif et en contrôle à l’égard des membres de la communauté par exemple.

Quand nous vivons ces rencontres, nous sommes «à l’origine de l’origine» et à l’origine de la créativité dont je parlais. Les cosmogonies sont partagées, elles révèlent naturellement l’aspect universel et les questionnements que nous avons toutes et tous quant à notre présence sur cette Terre. Il y a en revanche malheureusement une mode et une fascination avec une forme de tourisme qui s’intéresse au chamanisme pour les mauvaises raisons et qui, aujourd’hui, personnellement, peut me mettre mal à l’aise.

Je suis bien sûr excessivement sensible à l’animisme et au lien avec la nature de l’ensemble des communautés avec lesquelles je partage énormément. Mais il faut se méfier de la fascination. Il faut garder les pieds sur terre et il ne faut jamais idéaliser ou déifier l’autre. L’humain doit primer avant tout. Il faut l’accepter avec ses qualités et ses défauts. C’est là où apparait la complexité de la rencontre. J’ai toujours su garder mon propre regard sans idéalisation. Et malgré l’admiration que je porte à toutes les communautés avec lesquelles je partage ces moments sur la durée, je sais aussi observer et rester à ma place.

C’est bel et bien l’aspect universel qui me touche et le lien à la nature. Mais je reste spectateur sans mysticisme. Je partage ces émotions, j’apprends et découvre. Bien sûr qu’il est fascinant de voir les connaissances incroyables des chamans que ce soit dans le cadre de l’environnement immédiat en forêt ou dans la steppe, la survie, le savoir autour des plantes et de la faune. Mais eux-mêmes savent qu’ils ne savent pas. Les chamans de ces communautés savent trouver un équilibre et être à leur place, ils vivent naturellement auprès des autres sans sacralisation, simplement. Ils m’évoquent leur rôle pour soigner la psyché des membres de leur communauté mais savent aussi reconnaître que la médecine qui est la nôtre est importante pour soigner d’autres maux et d’autres blessures comme par exemple des cancers ou des hémorragies. Il ne faut jamais idéaliser. Admirer ce n’est pas idéaliser. La complexité est là.

D’ailleurs ces communautés embrassent les mêmes enjeux que nous, comment se vit l’équilibre entre tradition et modernité au sein des communautés ?

Toutes ces communautés ne sont pas repliées sur elles-mêmes. Elles n’ont pas fait ce choix. Elles souhaitent maintenir leur tradition tout en assurant un avenir et un choix à leurs enfants. Comme nous. Ces communautés sont là avec nous, en même temps que nous. Elles vivent avec les mêmes enjeux que nous et parfois les mêmes souhaits pour leurs proches, leurs enfants. On me dit parfois «C’est magnifique, vous nous faîtes voyager, voyager dans le temps.» Mais c’est absolument faux et irrespectueux de le penser, ces communautés sont là à l’instant présent. Elles sont là en même temps que nous et avec les mêmes enjeux. Leur combat c’est notre combat aujourd’hui.

J’allais justement vous demander si porter un regard esthétique ne risquait pas de figer, de muséifier les populations autochtones au lieu de les préserver…

C’est exactement la réflexion d’une des discussions que nous avons eu avec Françoise Huguier dans la revue Natives. À quel moment s’arrête la créativité ? N’y-a-t-il pas un moment où ça devient trop esthétique ? Ce côté graphique, l’infrarouge, le négatif, est-ce que ça ne va pas trop loin en sortant de la réalité ?

Alors que non, vous l’évoquiez, il y a une sincérité réelle dans la réflexion, la démarche est en lien avec la vision des communautés…

Surtout c’est la même que la leur. Eux ne se privent pas de dénaturer le corps, l’esprit… «Pourquoi moi, je devrai me limiter ?»

Décomplexifier… Revenir vers la simplicité dont vous parliez.

Décomplexifier, c’est le terme que je cherchais. Je me disais : «Non, je ne peux pas le faire.» et en fait si. Au moment où j’ai pu me libérer de ça, je me suis dit : «Ils font ce qu’ils veulent et moi, je fais ce que je veux.» À partir du moment où le respect que j’ai pour eux est entier, je sais que je peux faire ce que je veux, en approfondissant mes recherches et les possibilités de transformations que je souhaite apporter pour révéler ces émotions.

L’exposition nous restitue vos rencontres auprès des Inuguit du Groenland, l’actualité nous montre que ce territoire est éminemment géopolitique et intéresse les multinationales comme les puissances pour ses ressources… Est-ce que certaines populations ambitionnent et assument l’exploitation de ces ressources ?

Les inuits sont un vaste groupe de peuples autochtones notamment au Nord du Canada, au Nord du Québec. Les Inuguit du Groenland font aussi partie de ce groupe. Aujourd’hui les racines sont perdues. Il y a eu un terrible déracinement à cause de la violence qu’ont subi ces populations. Une atteinte violente au nomadisme notamment à cause d’une sédentarisation forcée et donc une atteinte à la culture et aux traditions chamaniques. Ces terres ont donc été acquises avec ces traumatismes aux dépens de ces communautés. Cette Histoire mériteraient davantage que quelques lignes pour l’évoquer, il faut pourtant la connaître. C’est une première étape de compréhension des enjeux.

Une autre étape aujourd’hui est de comprendre que ces communautés ne veulent pas être mises sous cloche ou dans des «réserves». Certains Inuguit souhaitent que leurs enfants puissent travailler et vivre dans un confort et une modernité qui sont celles de leurs concitoyens du Groenland et du Danemark. Il y a donc parfois des usines qui sont construites en espérant que les pays comme le Danemark ou les multinationales et autres groupes miniers respecteront des cahiers des charges environnementaux stricts. Il n’y a pas de généralités, et parfois pour certains, embrasser une telle modernité et de tels enjeux en lien avec les ressources peut être la promesse qu’ils auront voix au chapitre et pourront offrir un meilleur avenir à leurs enfants mais aussi qu’ils pourront s’impliquer politiquement vers une autonomie et davantage. Et à l’opposé d’autres membres au sein de la communauté vont préférer plus de tradition.

Ce n’est jamais manichéen, tout noir ou tout blanc. C’est du cas par cas. L’exemple des Kogis en Colombie à ce titre et sur ce type d’enjeux est marquant, puisque l’environnement est sacré pour eux et qu’aucune compromission ou concession n’est possible à leurs yeux.

Je me souviens du Rendez-vous en Terre Inconnue avec les Kogis, il s’agissait de l’émission avec Thomas Pesquet…

Oui et pour les Kogis c’est un combat pour le respect de leur culture, de leur spiritualité, de leur rapport direct à la terre nourricière. Cette communauté refusera toute forme d’exploitation des ressources, toutes les usines qui peuvent blesser leurs rivières, détruire leur environnement. Cette prise de conscience est incroyable et ils s’organisent pour la mettre en oeuvre et la défendre car pour eux la terre est sacrée, elle est vivante.

Et pour en revenir aux Inuguit, et aux inuits au sens large dans leur histoire tout a souvent été décidé à leur place. Les autorités décident de scolariser tous les enfants avec une forme de déracinement complet et une rééducation forcée. Provoquant les traumatismes que j’évoquais. Peut-être qu’en prenant les codes de la modernité et en les assumant pleinement c’est une manière aussi de se défendre, d’inverser les choses, comme une revanche.

Il y a de grandes caricatures qui sont faites aux dépens des communautés. Or les décisions prises sans concertation sont souvent drastiques, que ce soient celles de sédentariser ou de rééduquer. C’est aux populations d’arbitrer et de prendre des décisions, de faire des choix tout comme au sein de nos démocraties. Tous et toutes ont un avis et un choix à faire par rapport à leur histoire et à la réalité du quotidien et des enjeux d’aujourd’hui. Je ne ferai jamais ce choix à leur place.

Les Mentawaï m’ont énormément appris au sujet de cette question du choix. Et de la complexité de ce choix. Il y a 15 ans, ils me disaient que parmi tous les enfants de la communauté, certains allaient embrasser la modernité et aller à l’école tandis que d’autres resteraient pour apprendre le savoir ancestral, les traditions. C’est un choix concerté qu’ils ont fait tous ensemble.

Donc ne faisons pas de caricatures, essayons de connaître, apprenons à connaître. Et seulement après nous pourrons partager.

Quelles sont les questions qu’il vous arrive de poser aujourd’hui à la rencontre de l’autre ?

Il m’arrive de demander : «Quel est le plus beau moment de ta vie ?», «Quel est le pire moment de ta vie ?». Un moment de vie c’est comme une oeuvre d’art. Les moments de vie partagés, autant que les rencontres, sont de véritables oeuvres d’art.

Rédacteur en chef de l’émission Rendez-vous en terre inconnue depuis 20 ans, Franck Desplanques, photographe et arpenteur engagé auprès des populations autochtones parcourt le monde depuis plus de trente ans à la rencontre de communautés rares ayant gardé une forte identité culturelle et une relation étroite avec la nature. Leur liberté, leurs connaissances, leur courage, sont des sources d’inspiration inépuisables pour nous tous. C’est à travers une odyssée visuelle réunissant une centaine de photographies que Franck Desplanques cherche à dépasser les critères de la photographie documentaire classique pour offrir une autre vision de ces communautés. Une véritable immersion dans leur quotidien et leur mode de pensée. Son travail à la fois documentaire et artistique, nous invite à élargir notre regard et à penser le monde avec plus d’humanité.

Franck Desplanques en cinq dates :

1985 : Rencontre avec Françoise Huguier où les projets et voyages en Afrique et en Inde ont été formateurs.

1991 : Rencontre avec les Nénètses du cercle Arctique, un moment marquant et fondateur. Réellement à l’origine de toute sa démarche aujourd’hui celle d’apprendre, d’observer et de partager…

1999 : La naissance de son fils, peut-être sa plus belle rencontre. 

2004 : Rencontre avec Frédéric Lopez pour Rendez-vous en Terre Inconnue dont il est le rédacteur en chef et qui célèbre ses 20 ans. 

Tous les moments où Franck Desplanques a pu rencontrer et retrouver les communautés.

Hommage, du 10 janvier au 28 février 2025
Quai de la Photo, 9 Port de la Gare, Paris
Entrée Libre

Entretien réalisé par Marwan Kahil aux côtés de Valentine Follet.
Portrait de Franck Desplanques et reportage photographique in situ : © Marion Briffod.  


À noter qu’au fil de l’exposition le public est invité à découvrir en ligne un épisode de  « Parole de Photos  » initié par Marion Briffod pour Quai de la Photo, disponible sur la plateforme Spotify.

Les moments de vie partagés, autant que les rencontres, sont de véritables oeuvres d’art.

Franck Desplanques