Portrait de Enki Bilal
Portrait de Enki Bilal

Enki Bilal

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Les œuvres d’Enki Bilal n’anticipent pas, elles sont, pour reprendre les mots d’Isaac Asimov de saines prophéties, celles d’un imaginaire pénétrant et sainement pessimiste qui permet, à défaut de survivre, de lire le monde et l’autre comme un livre ouvert. Elles semblent restituer nos humanités par fragments, par greffes, par métamorphoses. La mutation de son dessin le révèle autant que la profusion des thèmes qu’il sait aborder et décortiquer avec une sombre poésie, une lucidité vitale. Très certainement car son art questionne par une forme de prospective quasi-médiumnique les enjeux passés, actuels et à venir.

Entretien et reportage photographique à Paris au cœur de l’atelier de l’artiste.

Dans quel monde vivons-nous ?

Nous sommes dans un monde où tout peut basculer très vite. Un monde où tout peut être inversé. Un monde aussi où meurt la contradiction et la nuance. C’est dire si aujourd’hui n’importe qui peut vous faire dire n’importe quoi. La nuance se perd. Je ne suis pas le premier et ne serait pas le dernier à le dire. Je pourrais évoquer l’intelligence artificielle qui est un enjeu majeur, seulement, avant même son arrivée, ce qui a tué la nuance c’est l’écran que nous avons constamment en main. C’est cet outil, extension de soi, sidérant.

C’est réellement cette révolution qui a provoqué l’accélération des phénomènes que nous vivons, amplifiés, tous, depuis plus d’une décennie. C’est à ça que l’on doit cet aspect autocentré des mentalités avec une disparition progressive des débats. Et ce n’est pas uniquement la faille narcissique de toutes celles ou tous ceux qu’on croise dans la rue en train de prendre des selfies qui est en cause, selfies parfois devant un miroir ou une vitrine, c’est au-delà. C’est réellement la mort de la nuance sous nos yeux à cause de ces miroirs grossissants, voire déformants, où on reste dans un entre-soi stérile, addictif et obsessionnel.

Sommes-nous dans une époque du happening permanent ?

Le happening est à la portée de tout le monde. L’art en revanche… Or, les happenings se multiplient dans une réelle surenchère. Disons que nous sommes dans une époque surtout où l’art recule. Les artistes, aujourd’hui, ne sont plus estimés, certains graphistes ou photographes ne sont même plus payés comme il le faudrait. Une époque fascisante, mais dans son sens pasolinien, Pier Paolo Pasolini disait que le fascisme allait revenir et qu’il s’appellerait antifascisme. C’est un peu l’époque que nous vivons. Une époque de l’oxymore.

Pour en revenir à la question du miroir… Dans la trilogie Nikipol et son album pivot, La Femme Piège, qui a marqué et marque encore, on retrouve le miroir. Le miroir y est omniprésent et pourtant les personnages s’en éloignent et s’en méfient… Je me souviens d’une planche où le miroir a d’ailleurs la forme d’un cercueil…

C’est vrai… D’ailleurs, le miroir y est aussi une rencontre spatio-temporelle. La Une de Libé évoque en miroir Le jour où le futur téléscripta. Mais cette question, je la travaille encore différemment dans Bug où il y a littéralement un type qui fait fortune en vendant des miroirs après le bug généralisé de 2041. Le monde est tellement dévitalisé par ce que les écrans ont provoqué, que toutes et tous veulent à tout prix retrouver leurs reflets.

L’humour omniprésent malgré tout…

Un aspect méconnu de mon travail, mais oui, il est là. Un décalage nécessaire qui me permet de raconter et de sortir ce que j’ai dans la tête. Tout est lié, les sujets éminemment graves que nous évoquions avant de débuter cet entretien sur la guerre au Moyen-Orient ou ailleurs tout comme l’accélération de l’actualité et des évènements. L’humour, noir, peut-être, a toujours été là. Tout est là.

Je repense à la Tétralogie du Monstre et à ce clone toxique, presque burlesque avec son sourire omniprésent, avons-nous en nous tous ce reflet, ce double, parfois toxique dont il faut toujours se méfier ?

En nous, voire en dehors de nous, surtout à cause des déformations et des perceptions que les autres ont aujourd’hui de nous sans raisons valables à cause de ce que j’énonçais. Mais je pense que oui, il y a la complexité de l’être humain et il y a aussi peut-être le fait que l’on n’est jamais satisfait de ce qu’on est. Il y a cette remise en question permanente. Et l’obsession, avec l’accélération technologique et numérique, de sa propre image. Une situation très compliquée à gérer dont nous sommes toutes et tous les proies. Moi en premier.

Et c’est ce tourbillon, c’est ce nombrilisme qui nous prive aujourd’hui de mémoire ou de conscience ?

Je disais que tout est lié, que je ressens les choses dans leur globalité autant que leur spécificité dans un enchevêtrement où se mêlent microcosme et macrocosme, passé et avenir. Mais pour dire les choses un peu plus simplement : tout est lié. Les évènements se suivent avec un empirisme insoupçonné rarement hasardeux.

Vous évoquiez La Femme Piège, j’ignore si c’est perçu, mais au-delà du dessin, j’ai mis beaucoup d’ambition littéraire dans mon travail. Il y a bien sûr mes dessins qui parlent d’eux-mêmes mais la densité des textes et des dialogues est aussi là. Et en effet, dans ces textes j’y questionne le rôle de la mémoire. Un enjeu majeur aujourd’hui où les données doivent être stockées et digérées en permanence par les serveurs jusqu’à la lie.  Dès l’apparition de ce trou béant en première planche du Sommeil du Monstre. Cette mémoire est un enjeu dans toutes les significations qu’elle peut revêtir. Aujourd’hui encore davantage dans son sens le plus biologique ou numérique et face à l’instantanéité. Qu’est-ce qu’on retient aujourd’hui ? Qu’est-ce qui reste ? Je constate de mon côté qu’il y a une chasse à la mémoire aujourd’hui. Il y a un Maccarthysme à l’envers. On fait la chasse au passé. Et on assassine du vivant des personnes dans des morts sociales qui rappellent les pires heures de l’Histoire.

La mémoire est devenue suspecte dans un sens et elle est fragilisée dans l’autre sens, car la mémoire vive des ordinateurs remplace de plus en plus la nôtre. Nous déléguons de plus en plus, notre conscience se décale.

Est-ce que ça nous amène vers un hybride ? Cette question de l’hybride, de la greffe ayant souvent été soulevée dans votre œuvre. Je pense à l’exposition Mecanhumanimal au Musée des Arts et Métiers en 2013.

J’aurai pu répondre dans ce sens mais je dirai aujourd’hui que ça nous amène davantage vers la disparition. Et pourtant… C’est paradoxalement l’intelligence artificielle qui pourrait éviter cette disparition. Elle va faire des dégâts terribles en creusant les écarts, et cela en étant aux mains d’une élite face au reste du monde, mais elle sera aussi là pour nous challenger et nous questionner sur notre humanité.

L’IA pourrait-elle être une Athéna protectrice, sortie toute armée de la tête de Zeus et qui aiderait Ulysse dans son Odyssée ? 

C’est intéressant de l’aborder en ce sens. Je dirais qu’à l’époque antique les dieux naissaient dans la tête des hommes, or aujourd’hui cette entité semble naître dans la tête de l’homme pour en sortir, l’homme va être dépassé par sa propre intelligence et c’est son intelligence qui a réussi à créer l’intelligence dite artificielle. D’ailleurs, le terme en lui-même est un oxymore. L’intelligence étant d’abord éminemment naturelle. Je pense aux félins, aux corbeaux, aux rats… L’intelligence animale, c’est quelque chose… Et il y a l’intelligence humaine, cette intelligence qui a trahi. L’homme est un animal qui a trahi. Il est allé beaucoup trop loin, d’une intelligence sublimée est née l’intelligence artificielle, et elle va impacter son avenir.

Il y a une forme de révélation prométhéenne, mais, loin d’être lumineuse, elle semble un peu plus sombre ?

J’aimerais que ce soit lumineux. Je pense davantage à un entre-deux, une ligne de crête entre obscurité et lumière. Il y a toujours, à chaque invention, les deux. Chaque création de l’humain a produit du merveilleux et de l’obscur. L’atome a montré qu’il pouvait nous sauver de cancers, faire progresser la science, produire de l’énergie tout comme il a prouvé qu’il pouvait nous anéantir. Avec l’IA, la même question de l’usage se pose. De quel côté on va tomber… Les questions et les appréhensions sont là et nous n’aurons peut-être jamais les réponses.

Je l’évoque dans l’entretien avec Adrien Rivierre, L’homme est un accident qui a été publié. Je lui disais que la fin de l’humanité pourrait se produire en 2100, 2150… qu’on ne serait plus là presque par accident. Je le disais comme un défi, et j’ajoutais que cet accident pourrait même se produire bien avant. L’homme est un accident et il pourrait bien disparaître d’un accident qu’il aura lui-même provoqué.

Comment faites-vous, avec cette lucidité et cette capacité à la prospective, à quand même garder cette espérance et cette envie créatrice et artistique ? Quelle est la place de l’Art dans un monde où on a la lucidité de notre propre finitude ?

L’Art permet de questionner cette finitude, d’éviter de croire à cette finitude. Je n’aurai pas pu être essayiste ou philosophe, parce que je pense que j’aurais été trop sombre. L’Art me permet de faire de cette vision un jeu, de l’utiliser comme un jeu. L’Art devient un jeu et je pense que l’Homme gagnerait à être Homo Ludens. Vous évoquiez le rôle de l’humour, l’humour est omniprésent dans mon travail, rarement remarqué, rarement pointé dans ma production. Pour beaucoup de gens cet aspect n’est pas perceptible. Mais il faut savoir être joueur.

La figure d’Horus dans la Trilogie Nikipol, Warhole dans la tétralogie du Monstre sont des figures à l’humour presque acerbe… et de vrais joueurs…

Absolument… On se dit tout de suite qu’est-ce qu’il fout là… L’humour fait partie de mon travail. Je ne crois pas forcément que ça finira mal, l’humour me permet une distance, un jeu. Et puis… Notre créateur, cette entité, si elle existe, doit bien se marrer. Est-ce que ce grand architecte a bel et bien tout créé, et l’a-t-il fait avec humour ? Je l’espère.

Vous avez réalisé huit créations originales et vous signez la couverture de la revue Kali Yuga qui vient de paraître aux éditions Hardies, éditions initiées par Sophie Nauleau & André Velter. Tous deux, par défi et par plaisir, invitent dans ce premier numéro artistes et écrivains, poètes et poétesses au chaos fécond autant que destructeur de nos fins du mondes respectives. Vivons-nous la fin du monde ou la fin d’un monde ?

Cela rejoint ce que j’évoquais avec L’Homme est un accident. Je suis très heureux d’y avoir participé. Dans ce généreux volume, j’y présente Ea et ses sœurs en huit dessins. Ernest Pignon-Ernest a signé le texte d’introduction et je l’en remercie. Et en effet, ce n’est jamais la fin du monde, mais la fin d’un monde. S’y attarder c’est entrevoir une promesse, le pessimisme reste un optimisme intelligent, comme dirait le philosophe. La revue est riche, de très nombreux textes et poèmes interpellent et c’est appréciable d’échanger et de débattre ensemble tout en exprimant notre art et nos singularités respectives, en toute liberté. Et j’insiste sur ce point.

Je discutais avec Hélène Werlé, attachée de presse iconique des éditions Dargaud que vous avez rencontrée à l’époque de Pilote et à la parution de vos premiers ouvrages aux côtés de Pierre Christin, elle me disait qu’il fallait absolument évoquer avec vous le dessin… le trait… la couleur…

Elle a raison, parlons dessin… Pour le trait, j’ai découvert le trait après… J’ai commencé à dessiner comme tout le monde, je regardais comment dessinaient les grands auteurs, puis vers 14 ans, il y a eu un numéro de Pilote qui m’a frappé, il y avait un dossier qui expliquait comment des dessinateurs créaient une bande dessinée, le rôle de la case, du crayonné, de l’encrage, du trait… J’ai donc dessiné au trait, au crayon, j’ai encré… J’ai commencé comme ça.

Et puis j’ai remporté un concours, l’âge limite était de 20 ans pour participer. J’ai envoyé deux planches, le choix était libre, réaliste, humoristique mais il n’était pas précisé si le rendu devait être en noir et blanc ou en couleur. J’ai donc fait ces deux planches en couleur, inspirées du début de 2001 l’Odyssée de l’Espace, de l’aube de l’humanité. Je ne pouvais pas ne pas participer. Les mois ont passé, j’avais oublié ma participation, j’ai reçu un télégramme, j’avais eu le Premier Prix, catégorie réaliste. J’ai commencé à travailler comme ça pour Pilote, classiquement, dessin au crayon, encrage, un peu de couleur.

En fait, le vrai plaisir du trait, je l’ai découvert beaucoup plus tard. Lorsque j’ai fait des crayonnés rapides pour Le Sommeil du Monstre. Avant, c’était un tout. Même si j’amenais de la couleur, je le faisais dans les règles, sur un dessin déjà encré en respectant une forme de dogme. Il n’y avait pas réellement cette liberté du trait. J’ai découvert la liberté du trait bien plus tard donc, et c’est venu de ce crayonné rapide, de cet élan. Or il faut le considérer comme une mise en place. Je scanne, j’agrandis sur un papier sur lequel je peux dessiner et ensuite je peux peindre dessus.

Le geste est là. Les contraintes disparaissent, les éléments, les phylactères peuvent être ajoutés ensuite. Ce plaisir, je l’ai découvert plus tard.

Est-ce aussi quand vous avez pu travailler sur les décors pour Alain Resnais, ou sur les mises en scène cinématographiques de vos propres films que votre trait a également pu se libérer ?

Oui, en un sens aussi, mais l’élan initial et le plaisir du trait davantage que sa libération a été sur Le Sommeil du Monstre or vous devinez ce que le premier titre de cette tétralogie signifie pour moi au regard du contexte de l’époque.

Cette question du trait j’en ai souvent parlé avec André Juillard, un auteur sublime. On en parlait tous les deux, on évoquait à quel point le crayonné est libre, la main est fluide, tout est souple, peut-être parce qu’on sait qu’il y a la gomme qui n’est jamais loin, que ce n’est jamais définitif. C’est sensuel, c’est au moment où on prend la plume ou le pinceau, qu’on trempe dans l’encre de Chine que la main se fige un instant, tout d’un coup tout devient plus tremblant. Et là, il faut dépasser ce stade pour retrouver la souplesse, ce qu’a réellement un artiste comme Jean-Marc Rochette…

Du Transperceneige jusqu’à La Dernière Reine, nous en parlions lors d’une interview au printemps dernier avec Jean-Marc Rochette.

J’aime beaucoup son travail, Jean-Marc Rochette, c’est un travail de peintre y compris à l’étape du storyboard. Au point de se demander pourquoi il fait ses storyboard, tant ça pourrait déjà être le livre fini. Un travail artistique somptueux, une mise en scène immédiatement rendue par le trait et un dessin d’une souplesse assurée et tranchante. Et je n’évoque même pas ses aquarelles ou ses toiles… 

Vous évoquiez André Juillard et son trait qui sait être très libre tout en restant avec élégance dans une rigueur et dans un esprit un peu plus monacal, Le Cahier Bleu est selon moi l’un des plus grands chefs-d’oeuvre de la bande dessinée, André Juillard qui nous a quitté il y a quelques mois, j’aimerais évoquer Jean-Claude Mézières, son trait est aussi très libre…

Mais pas dans le sens artistique. Le trait de Mézières sauve son dessin. Il lui insuffle beaucoup d’énergie, lui permet d’avoir cette fluidité et cette mise en scène très dynamique qui a rendu possible la retranscription de la vision de Pierre Christin. Je me permets de revenir à André Juillard, vous évoquiez Le Cahier Bleu, c’est en effet un ouvrage d’une telle puissance qu’André Juillard aurait dû poursuivre sur cette lancée tout comme Jean Giraud / Moebius aurait dû poursuivre sur sa lancée après Cauchemar Blanc avant les délires superbes qu’il a pu avoir avec Alejandro Jodorowski.

Vous êtes aussi proche de Jacques Tardi…

J’ai toujours été proche de Jacques Tardi, d’Étienne Robial également avec le laboratoire Futuropolis. La période du Studio À suivre a été incroyable également autant que la période Métal Hurlant. Et pour d’autres auteurs et autrices la période de l’Écho des savanes. Nous sommes aujourd’hui en 2025, il y a eu de grandes expositions sur la Bande Dessinée dans des institutions de renom, et pourtant je n’entends toujours pas suffisamment de voix pour affirmer à quel point elle est un art à part entière, un art majeur. La période de création des années Métal Hurlant semble indépassable, cette période où la Bande Dessinée a été reconnue comme Art à part entière de facto notamment par Hollywood et ses réalisateurs. Jean-Pierre Dionnet est un des seuls à l’évoquer.

La Bande Dessinée a été sanctifiée au rang d’Art à cette époque par les plus grands, et je souhaiterais savoir pourquoi, aujourd’hui, elle n’a pas encore la place qu’elle mérite malgré les évènements prestigieux des derniers mois… Peu d’émissions culturelles l’évoquent, peu lui sont consacrées. Heureusement certaines galeries œuvrent auprès des institutions internationales.

Justement cette reconnaissance du cinéma… Vos castings ont toujours été monumentaux, je pense à Charlotte Rampling, Jean-Louis Trintignant, Michel Piccoli… Le cinéma et la confiance de tels acteurs et actrices ont-ils permis d’affirmer votre rapport au dessin ? De changer votre rapport au dessin ?

Certaines scènes de mes films, je les adore autant que les acteurs et actrices que vous citez et auxquels j’ajoute Julie Delpy, Carole Bouquet, Linda Hardy, Thomas Kretschmann et tant d’autres. Pour répondre à votre question, la liberté c’est le dessin. Le cinéma a été essentiel pour moi, mais un sentiment de frustration et d’absence de liberté a émergé assez vite. Au moment de Tykho Moon, sur le tournage avec Julie Delpy, je me suis demandé si je devais continuer la bande dessinée. Nous étions après Froid Équateur et la fin de la trilogie Nikopol. J’en avais marre de tracer des cases.

Je me décide à faire de la peinture et ça donne Bleu Sang. Ça marche très bien. Et puis en même temps la guerre en Yougoslavie est là… omniprésente. Le Nouvel Obs me propose d’écrire, de dessiner, de faire des reportages sur place… J’hésite et je finis par dire non. Je leur dis que «Je ne suis pas journaliste. Je crois qu’il faut que je règle le problème personnellement par un projet personnel de fiction.» Je dis «Non» au journalisme et j’assume de ne pas y aller. Et c’est à ce moment qu’est apparu Le Sommeil du Monstre, par la nécessité tout d’abord puis par la résolution de dépasser ma lassitude par une nouvelle technique, celle du dessin case par case que permettait la technologie, les inversions, les redimensionnements, l’ajout de texte plus tard.

C’est le sujet qui m’a forcé à trouver une solution pour aller plus vite et avoir de l’énergie. Parce que le sujet était terrible et il me bouffait, il était hors de question que je dessine comme avant avec des contours de cases bien droites et tracées, je n’aurais pas eu l’énergie de traiter un tel sujet dans un format traditionnel. D’autant que j’ai fini par aller à Sarajevo, j’ai vu les horreurs, les ruines, le désastre de la guerre. Ça m’a explosé à la rétine et ça m’a énormément marqué. Il fallait absolument que je restitue ça avec une nouvelle technique afin que l’énergie ne soit pas gaspillée, diluée dans le temps de création.

Cette nouvelle approche, cette méthode a été une renaissance, avec un réel retour du plaisir du dessin et de la peinture malgré la gravité du sujet et la nécessité d’une écriture qui s’y ajustait avec sincérité. Ça a été une renaissance. Donc, le cinéma, non, je dirais plus le réel, l’impact du réel qui est venu exiger ce nouveau paradigme et ce nouveau rapport au dessin et à mes oeuvres.

Nous évoquions Métal Hurlant, avec Plus Loin. La Nouvelle Science-Fiction à la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image, Lloyd Chéry vient d’inaugurer il y a quelques jours à Angoulême ce qui s’annonce être l’exposition la plus ambitieuse consacrée à la Bande Dessinée de Science-Fiction, une exposition qui se déroule jusqu’en novembre 2025…

J’ai eu des échos et quelques-unes de mes planches y sont exposées. Je suis certain que tout est en place pour restituer cet esprit d’avant-garde artistique dont je parlais et j’espère qu’elle sera présentée à Paris et dans d’autres capitales. D’autant que l’intérêt d’une telle exposition est de montrer que la Science-Fiction n’existe plus réellement, nous la vivons à l’instant T et cette accélération va s’accentuer. Il va en effet falloir un paquet de neurones pour prévisualiser la nouvelle Science-Fiction. Cette exposition est donc nécessaire et le public sera au rendez-vous. Je pense que la Bande Dessinée mérite cette reconnaissance, l’exposition au Centre Pompidou en voulant trop faire, a justement trop fait et a été capable d’oublier de grands noms. Les rétrospectives ne doivent pas muséifier un pan entier de l’art dans une surenchère ou oublier de présenter le 9ème d’entre tous sans les égards et le respect qui lui sont dus. À trop vouloir en faire, parfois on passe à côté de l’essentiel. Il me tarde de voir des expositions plus exigeantes et plus resserrées sur l’art qu’est la Bande Dessinée. 

Il y a une justesse humaniste dans votre œuvre que l’on retrouve notamment dans Le Sommeil du Monstre où vous avez proposé trois personnages issus de trois horizons culturels et confessionnels différents… 

Je pointais déjà l’obscurantisme religieux, nous étions en 1998, quelques années avant le terrorisme-spectacle et les happenings à répétition dans toutes les capitales du monde par saccade de terreur successive. Et ça a malheureusement fait son effet sur les consciences. Aujourd’hui, c’est presque à la mode pour certains de confondre les enjeux et de défendre l’indéfendable, de soutenir des causes désormais dévoyées sans comprendre qui ou quoi ils soutiennent. Le monde est bouleversé non pas tant par les équilibres géopolitiques qui oscillent d’un côté ou de l’autre, mais par les consciences désormais modifiées par la sursaturation d’informations et l’immédiateté autant que l’amnésie.

Quoiqu’il en soit, nous étions aussi dans ce moment où les Balkans saignaient à nouveau, et j’ai estimé nécessaire d’être déjà dans un «après» futuriste pour réactualiser en réalité les faits. Le récit d’anticipation est un révélateur, s’il réussit à maintenir un semblant d’universalité et d’humanisme, c’est encore mieux. 

Et que dire du personnage de Leyla et de son père d’adoption qui prend son pied dans la stratosphère et l’espace…

Tout est libre… Tout est soudainement plus léger. Et c’est pour ça que c’est mon bouquin préféré. J’aime cette joie. Pourtant, la planète ne va pas attendre.

Dans Froid Équateur, les larmes m’étaient montées à cette évocation de la nature et de votre attachement aux animaux qui sont empêchés de cohabiter avec nous sur cette planète.

Cette question du vivant m’a toujours préoccupée. J’aime aussi beaucoup ce livre. Il a été d’ailleurs nommé Meilleur Livre de l’année à l’époque au sens littéraire du terme. Ce qui est dément, c’est que le monde littéraire m’en a voulu et le monde de la bande dessinée aussi. 

Évoquer la présence animale presque totémique dans votre œuvre me fait penser à la trilogie du Coup de Sang qui débute avec Animal’z puis Julia & Roem et La couleur de l’air — vous êtes retourné à une forme d’épure avec le graphite et le papier… Pourquoi ?

Une overdose de l’acrylique et de la couleur. J’ai eu besoin, après avoir tant donné sur la tétralogie du Monstre de revenir au papier teinté, au dessin. Il n’y a pas besoin de décors ou de fonds, juste des rehauts de blanc. Et c’est intéressant que vous m’en parliez et insistiez sur ces moments où mon dessin et mon trait se transforment et oscillent entre retour à la couleur et quête de l’épure et du monochrome. J’apprécie votre regard sur ces aspects parce que tout le monde n’a pas ce regard. Je me souviens quand même d’un journaliste qui a été capable de me dire qu’il ne comprenait pas, à la lecture de Julia & Roem, pourquoi il y avait moins de couleurs. Il m’a dit littéralement «Les couleurs ont changé par rapport à ce que vous faisiez avant.» Il a fallu que je lui explique ce qu’était un monochrome, un rehaut, du papier teinté.

Notre conversation mériterait une suite, mais je me dois de clore… Que dire du Bleu, qu’est-ce qu’il évoque pour vous ? 

Je ne peux pas l’expliquer. Que ce soit dans l’ensemble de mon œuvre, dans Bug, dans Tykho Moon où le personnage joué par Michel Piccoli est imprégné de cette tâche bleue, un mal presque toxique, je n’ai pas de réponse à apporter.  Je vous laisse l’imaginer. Je peux juste dire que c’est très complexe, y compris pour moi. Ce bleu, il est là, à la fois pour la lumière et pour l’obscurité.

— Enki Bilal est né à Belgrade en 1951, il s’installe avec ses parents en France en 1961. Ses débuts dans Pilote marquent profondément les esprits. Nous sommes alors en 1972, Premier Prix d’un concours pour le magazine, Enki Bilal y rencontre le journaliste Pierre Christin avec qui il publie plusieurs ouvrages, exigeants, devenus cultes notamment le très remarqué Les Phalanges de l’ordre noir. Le jeune auteur et artiste excelle dès ses débuts sur des projets plus personnels, les années 80 sont ainsi les années de la consécration avec notamment la parution de la trilogie Nikopol, composée de La Foire aux Immortels, de La Femme Piège et de Froid équateur. Ces succès sont surtout des révélations en cette fin de guerre froide qui, à la veille de l’ère numérique et de la mondialisation, annoncent déjà les enjeux de notre espèce et une fin de l’Histoire qui n’aura pas lieu. 

Visionnaire et protéiforme, l’artiste participe entre deux publications à de nombreux projets, il est nommé à seulement 36 ans Grand Prix du Festival d’Angoulême en 1987, il travaille sur les décors de ses propres films mais aussi sur ceux d’Alain Resnais, de Jean-Jacques Annaud ainsi qu’aux décors du ballet de Prokofiev Roméo et Juliette sur une chorégraphie d’Antonin Preljocaj. Un ballet dont il signe également les costumes et l’affiche en 1990 alors que s’amorce la chute du mur de Berlin et la fin d’un monde à l’Est. Un moment charnière où le trait d’Enki Bilal sort des cases et conquiert l’art contemporain, il se libère dès Bleu Sang, au début des années 90. La guerre, elle, est de retour en Europe et saigne la Yougoslavie. S’imposent à lui après un premier temps de latence et de décantation ces bouleversements qu’il saura traiter avec une rare élégance et une pudeur jamais feinte. Ainsi naît Le Sommeil du Monstre, qui voit le jour en 1998 et inaugure la Tétralogie du Monstre avec des titres qui jalonneront la première décennie 2000, à savoir 32 décembre, Rendez-vous à Paris et Quatre ?. Après la tétralogie, son trait frôle l’épure et dévoile de nouveaux cycles, celui du Coup de Sang qui annonce déjà les réflexions à venir.

L’artiste s’expose à Paris, au Louvre pour présenter ses fantômes en 2013 et au Musée des Arts et Métiers la même année pour dévoiler ses réflexions sur l’hybridation dans son exposition Mécanhumanimal. Son projet Inbox à la Biennale de Venise marquera les esprits deux ans plus tard. Il y reviendra en 2017 avec Ve(s) tige/Ve(r) tige dans l’écrin du Musée Archéologique de Venise. Son retour en galerie est marqué par deux expositions qui font date à la Galerie Barbier. À noter qu’en 2019, l’artiste est membre du jury au Festival de Cannes sous la présidence d’Alejandro González Iñárritu. En 2020, paraît Nu avec Picasso aux Éditions Stock. L’année suivante, L’Homme est un accident (Éditions Belin) vient restituer les entretiens de l’artiste avec Adrien Rivierre. Enki Bilal y évoque les thèmes qui lui sont chers et partage sa vision du monde à venir.

Réflexions que l’artiste intègre à sa dernière série Bug débutée en 2017 et dont le dernier titre est paru en 2022. Une adaptation en série est annoncée par France Télévisions, Enki Bilal en sera le show runner.  L’univers sainement existentiel d’Enki Bilal est ainsi plus que jamais une invitation à questionner notre monde et nos existences, un univers poétique et universel fait de nuances autant que d’irrévérences.

— Enki Bilal en cinq dates : 

1986 : Parution de La Femme Piège, oeuvre majeure et pivot de la trilogie Nikipol, récit en trois livres qui se clôt en 1992, livre qui vaudra en 1987 à Enki Bilal d’être nommé Grand Prix au Festival d’Angoulême, deux ans plus tard en 1989 sort en salle son premier film Bunker Palace Hôtel avec Carole Bouquet et Jean-Louis Trintignant. 

1990 : Réalisation des décors et costumes du Roméo & Juliette d’Angelin Preljocaj. 

1994 : L’exposition Bleu Sang, dessins au pastel et peintures à l’acrylique qui marque encore aujourd’hui l’imaginaire.

2007 : La tétralogie du Monstre s’achève, elle qui débute en 1998 avec Le Sommeil du Monstre, oeuvre visionnaire au moment où les pays d’ex-Yougoslavie s’embrasent à nouveau après une décennie de conflits et où le monde connaît la folie spectaculaire du terrorisme international avec le 11 septembre en 2001. Enki Bilal y pressent déjà l’obscurantisme des années à venir et ses assauts par médias interposés.

2022 : Parution du Livre 3 de Bug aux éditions Casterman. Enki Bilal depuis la trilogie dite du Coup de Sang et l’exposition Mécanhumanimal au Musée des Arts et Métiers en 2013 poursuit ses réflexions et y interroge notre humanité face aux bouleversements du numérique. 

Entretien réalisé par Marwan Kahil aux côtés de Marion Briffod à l’atelier d’Enki Bilal à Paris, le 3 février 2025. Reportage photographique : © Marion Briffod pour Art Interview. 

— Regard sur La Femme Piège dont une planche est présentée à la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image à Angoulême dans le cadre de l’exposition Plus Loin. La Nouvelle Science-Fiction par Marwan Kahil :

La Femme Piège est l’œuvre pivot et maîtresse de la Trilogie Nikopol, tous et toutes gardons en mémoire la Une de Libé et ses mots « Aujourd’hui, le 3 février 2025 rencontre le 14 octobre 1993… » Enki Bilal y est artiste autant qu’écrivain. L’humour y est omniprésent autant que la question du double et du miroir qu’il est possible de nier, de briser sans jamais refuser d’embrasser, mordante salive que celle de l’ensemble de ses reflets. Étrange poison que les larmes salées qui s’y trouvent. Quand le vernis griffe autant que le regard, quand les yeux assassinent autant qu’ils étreignent.

Le Livre vient bouleverser tout ce que la bande dessinée pensait savoir et il annonce, discrètement, la libération du trait de l’artiste. Entre littérature et poésie, pour ne pas dire Art Total, la bande dessinée devenait et devient avec Enki Bilal pleinement consacrée. Entre profusion et croisement des arts presque nécessaire à son plein épanouissement. Un élan qu’il initiera plus tard avec l’exposition Bleu Sang et la tétralogie du Monstre.

Le trait acquiert à ce moment cette puissance dense, évanescente qui aujourd’hui se pare de l’essentiel avec toujours ce regard acéré sur nos existences et sur les époques qu’elles traversent, qu’elles appréhendent avant d’épouser.

Plus Loin. La Nouvelle Science-Fiction, Cité Internationale de la Bande Dessinée d’Angoulême, exposition jusqu’au 16 novembre 2025. Commissaires : Lloyd Chéry | Julie Sicault Maillé Scénographie : Atelier Mathilde Meignan

Les ouvrages d’Enki Bilal mentionnés dans cet entretien sont publiés aux éditions Casterman.
La revue Kali Yuga (456 pages) parue le 22 janvier 2025 est diffusée par Actes Sud et est publiée aux éditions Hardies.

La liberté c'est le dessin (...) La main est fluide, tout est souple, peut-être parce qu’on sait qu’il y a la gomme qui n’est jamais loin, que ce n’est jamais définitif. C’est sensuel, c’est au moment où on prend la plume ou le pinceau, qu’on trempe dans l’encre de Chine que la main se fige un instant, tout d’un coup tout devient plus tremblant.

Enki Bilal