
Par Harry Kampianne
Ses « Paysages acrobatiques » exposés à la galerie 8+4 bousculent nos points de vue émotionnels sur la nature de l’espace-temps, un peu comme si nous avions l’impression de surfer sur la crête d’une vague qui roule sans fin. Ses escalades déséquilibrées portées par des flottaisons de fragments architecturaux sont abyssales habitées par le vide. Elles bousculent l’horizon, le désincarnent, le chancellent dans ses bleus outre-mer et ses aplats à la fois vifs et éthérés. Ses compositions, guidées par une lointaine inspiration des architectures antiques, ont le pied marin. Pour une passionnée de navigation depuis son plus jeune âge, rien d’étonnant. Elle ne navigue pas non plus à vue au gré d’une fantaisie. Même guidée par une intuition géométrique, elle ne laisse aucune dérive échappée à sa volonté. Ses gravures et vieilles cartographies, généralement chinées dans des brocantes, sont morcelées, parfois pulvérisées tels des embruns sur les plages de ses aplats. Il ne s’agit plus d’apesanteur mais d’impesanteur. Explications.
Existe t-il vraiment une différence majeure entre l’apesanteur et l’impesanteur ?
Non, aucune. Le mot impesanteur, c’est le terme scientifique surtout utilisé dans l’Aérospatiale. Il signifie une forme de lévitation, de suspension assimilable aux particules de l’air. C’est un entre-deux que j’utilise beaucoup dans mon travail. C’est une forme d’infini.
L’architecture vous aide-t-elle à créer cet infini ?
L’architecture fait partie de mes référents spatiaux. Au début de mes études, je photographiais beaucoup de sites architecturaux. Au fur et à mesure, je me suis rendu compte que c’est l’aspect spatial et la géométrie de l’espace qui m’intéressaient. Je suis passée ensuite à la gravure où je découvrais beaucoup de paysages. J’ai grandi en bord de mer avec cet horizon caractérisant cette rectitude que vous ne trouvez pas dans la nature même si vous êtes en état de contemplation avec l’environnement.
Et le choix de la cartographie ?
C’est plus pour la maîtrise de l’espace avec une vue en plongée et la notion de frontière et tout ce qu’elle implique comme portée géopolitique. La cartographie rend possible l’invisibilité, visible grâce à notre projection mentale. Il est important de savoir lire une carte lorsque vous pratiquez la voile, et de comprendre que vous devez être en permanence dans l’axe avec l’horizon, tout en sachant que vous êtes entourée parfois d’éléments ingérables comme le vent, les hauts fonds, la marée qui nous poussent à être efficaces pour notre propre survie. Le seul repère rassurant, c’est la ligne d’horizon.
Vous mentionnez l’instabilité de vos projections architecturales avec cette impression que cela peut s’écrouler à tout moment. Personnellement, je vois d’abord un état de flottaison…
Effectivement, on m’a souvent parlé de lévitation, mais flottaison me paraît plus logique puisqu’elle me rappelle le compas dans le bateau qui essaie de se coordonner avec l’horizon. Dans mon travail, j’aime bien procéder par ellipses de façon à créer le bon déséquilibre dans mes compositions. C’est comme un coup de vent dans lequel j’insuffle de la vie. C’est ce que j’appelle des explosions préparées. Je conserve tous les rebuts qui peuvent devenir intéressants avec le fruit du hasard.

Vous laissez-vous guider par une part d’improvisation ou vos compositions sont-elles totalement pensées et écrites d’avance ?
Ça peut être très construit au départ, mais devenir aussi très spontané pendant la réalisation. Je pars souvent de gravures que je récupère chez un brocanteur mais je peux aussi ébaucher une série de croquis avant d’entamer toute composition. Certaines études préparatoires beaucoup plus fouillées sont dessinées en partie avec l’ordinateur. Ensuite, je cherche la bonne échelle pour enfin découper certaines zones de mes gravures ou cartographies. Parfois, c’est l’architecture qui crée le contexte dans lequel je vais placer mes éléments par succession. C’est presque rhizomique. On peut même le voir comme de l’archéologie. Je commence d’ailleurs à m’intéresser de près à la géomorphologie structurale.
C’est-à-dire ?
Rendre compte de la structure géologique des éléments, comme des sédiments ou des strates. On peut même parler d’érosion. La ligne d’horizon dans mes compositions est très récente.
Elle correspond très bien à vos fonds bleu outremer et votre attachement à la navigation. Par contre vos fonds rose fluo, c’est tout à fait autre chose. Pourquoi ce changement de ton aussi radical ?
Ce rose pétant est arrivé en 2022. Ça faisait suite à la redondance de ces couchers de soleil extrêmement intenses que l’on observe depuis une dizaine d’années, qui sont vraisemblablement dû à la présence de polluants dans l’atmosphère et qui, au travers des rayons du soleil, donne cette intensité et cet effet de contemplation. C’est l’humain qui a littéralement peint le ciel en rose. On pousse là le curseur du romantisme au plus haut point.
Et pourtant, le terme de romantisme a l’air de vous faire peur ?
C’est le romantisme ataraxique qui me dérange ou si vous préférez le romantisme contemplatif. Ce qui me gêne, c’est de ne pas pouvoir réagir face à ce que l’on a sous les yeux, avec tous les enjeux écologiques actuels, ce n’est plus possible d’être en contemplation. L’ataraxie, c’est l’anesthésie. Quand on utilise le terme de romantisme face à quelque chose de contemplatif voire de nostalgique, ça me dérange. J’y vois un lien avec tout ce qui est onirique dans le surréalisme et auquel je ne m’identifie pas.
Quand on regarde bien votre travail, nous avons l’impression que nous sommes à la fois dans un passé et dans un futur simultané et non dans le présent…
Il y a beaucoup de formes architecturales de l’ordre de la « ruine » qui peuvent faire penser au passé et nous faire entrer dans une forme de romantisme.
Pourtant, je ne peux pas m’empêcher de penser au peintre surréaliste Yves Tanguy quand je regarde certains de vos tableaux.
J’ai déjà eu le droit à cette remarque. Je suis en partie d’accord avec cette affiliation. Néanmoins chez Yves Tanguy, on est plus dans la métaphysique et je ressens toujours cet aspect d’onirisme qui me gêne, ce qui n’est pas mon cas, car j’essaie de lier mon travail à la musique concrète, à une poésie sonore loin de tout romantisme passif.
Vous parlez de Paysages acrobatiques en ce qui concerne votre exposition à la galerie 8+4. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
L’acrobatie peut se faire en hauteur dans le ciel. Elle nous surplombe avec toutes ces architectures en flottaison. Avec notre regard de Terrien, on peut imaginer un paysage qui bouge et n’existe pas. Est-ce qu’il faut que ce soit horizontal pour que ce soit un paysage ? Est-ce qu’un paysage ne peut pas être éclaté ou fragmenté ? Je n’ai que des questions à ce sujet. La trame de mon travail, c’est le rapport espace-temps. Rien n’est figé dans l’espace-temps. Tout est gravité, et on est régi par le temps. Ça participe à cet univers de micro macro, de fragments, de débris lorsque je déstructure mes éléments, les associe puis les manipule avec ma pince de chirurgie oculaire et un scalpel pour les placer sur mes fonds. Le fait d’être méticuleuse dans cet assemblage, est-ce que c’est bien ou mal, peu importe, ça me donne l’impression d’insuffler de la vie.
Paysage acrobatique 8, Pastel sec, collages de gravures sur papier, 50 x 40cm, ©Galerie 8+4
Paysage acrobatique 5, Pastel sec, Collages de gravures sur papier, 100 x 70 cm, ©Galerie 8+4
Paysage acrobatique 6, Gouache, collages gravures sur papier et contrecollé sur plaque d’aluminium 100 x 70cm ©galerie 8+4



Est-ce qu’il vous arrive d’être mécontente d’une composition en cours ?
Rien ne sort de l’atelier si je n’en suis pas convaincue. Vu que ce sont des éléments que je peux modifier à l’infini avant d’être collés, je peux m’autoriser pas mal de modifications. La partie collage est vraiment minime par rapport à la composition qui est beaucoup plus longue et fastidieuse. Je commence toujours par faire un fond à la gouache sans pour autant réaliser un aplat parfait.
Vous dites procéder par ellipses dans vos compositions, qu’est-ce que vous entendez par là ?
L’ellipse est pour moi la symbolique du flux et de la rotation que j’essaie de retranscrire dans mes travaux. C’est un peu le temps suspendu entre deux scènes.
Est-ce que cette impression est liée au théâtre que dirigeait votre mère ?
Sans doute. Il s’agit surtout de scène « d’entre deux actes ». J’ai passé beaucoup de temps à attendre ma mère qui tenait un théâtre construit sur le modèle du théâtre du Petit Trianon à Versailles. J’avais le droit d’assister seule au spectacle en toute discrétion dans une loge où l’on stockait du matériel situé entre le public et la scène. Ma mère me disait : “Surtout, tu ne bouges pas, sinon on risque de te voir.” J’apercevais aussi bien les spectateurs de face en pleine lumière ainsi que les comédiens et toute la structure architecturale des cintres, des décors, des coulisses qui me fascinaient totalement pendant le spectacle. Il y avait une dynamique entre les deux qui me permettait de créer ma propre magie. Entre la navigation, le fait de se repérer dans un espace de flottaison et toutes les contraintes et les dessous du théâtre, cela m’a forcément inspiré sans en avoir conscience au départ. Il y a plus de rapprochements qu’on peut penser entre la navigation et le théâtre. Le vocabulaire est assez similaire. On ne parle pas de cordes, mais de drisses et de bouts (ndlr : prononcer le T). Autrefois, pour monter les décors en hauteur, on faisait appel à des marins qui avaient l’habitude de dresser les voiles.
Vous assimilez souvent vos paysages à des acrobaties felliniennes. Pour quelle raison ?
Fellini est une de mes grandes références cinématographiques. C’est acrobatique, drôle et en même temps poétique. Le réel et l’imaginaire se mélangent avec une telle grâce et légèreté, notamment dans « Amarcord » où le souffle du vent est très présent. C’est un film étroitement lié au théâtre. Ça tombe en totale résonance avec mon travail.