

Lionel Sabatté
AUTOUR D'UNE ŒUVRE
La raie de Chardin
À la rencontre d’une personnalité du monde de l’art et de la culture, nous avons posé une question simple :
quelle œuvre vous a marqué et compte dans votre vie et votre parcours ?
Retour sur la fascination, l’émerveillement, le trouble ou le choc suscités par une œuvre d’art…

Par Fanny Revault
La Raie de Chardin est une nature morte, genre considéré comme mineur, et pourtant, sa technique la hisse parmi les plus belles peintures du XVIIIe siècle, faisant dire à Diderot qu’il s’agit là d’un chef-d’œuvre que tout jeune peintre doit copier. Ébloui par la maîtrise virtuose de la lumière, des reflets et des textures, Lionel Sabatté n’a cessé de l’observer et de l’étudier alors étudiant aux Beaux-Arts de Paris. L’artiste nous confie son admiration pour cette peinture qui transcende, par la lumière, la matière inanimée du corps mort de la Raie en une entité irradiante. Cette toile de grand maître a amené l’artiste à questionner la relation entre matière et lumière. Il travaille sur la matière inanimée et retombée (poussières, tissus) pour la transformer, par la lumière, en une matière sublime révélant de nouveaux mondes. Lionel Sabatté a conçu une série de peinture directement inspirée de “La Raie” de Chardin, intitulée “Chrysalide” conçue comme des carcasses suspendues en transformation…
Quelle peinture a marqué dans votre parcours d’artiste ?
Plusieurs œuvres d’art m’ont marquées dans ma vie, mais l’une d’entre elles a une importance particulière puisqu’elle a, je crois, beaucoup influencé ma peinture, sans que j’en prenne tout de suite conscience. C’est une peinture qui s’appelle La Raie de Chardin, une œuvre très connue qui se trouve au musée du Louvre. Ce qui m’a marqué, c’est son rapport à la matière. Dans ce tableau, la matière peinture figure un poisson, donc une raie, éventrée, suspendue au centre du tableau, cette figure, un cadavre éviscéré d’une raie femelle. Et par la magie du peintre, ça devient merveilleux.
Comment Chardin a-t-il opéré cette forme de magie dans cette peinture ?
Par la lumière, par la composition… D’un côté, on retrouve ce chat, mais surtout ces espèces de petits poireaux qui représentent le végétal, broussailleux, tout aussi mort et cueilli. De l’autre côté, on trouve des objets inanimés, aussi plein de vie par la magie du peintre et par la magie des petits reflets, des petites touches de peinture. Ce tableau est organisé en triangle : cette raie, une pyramide, c’est la tentative de s’élever après la mort, chez les Égyptiens. C’est un tombeau qui permet au corps de survivre dans l’au-delà. Pour moi, la raie représente cela : à la fois un cadavre, mais aussi une chrysalide. Le territoire du changement, la transition vers un autre corps, un corps de lumière, un corps céleste. La première fois que j’ai vu cette peinture, elle m’a troublée par la technique du peintre, qui est réellement exceptionnelle. Ce qui m’a d’abord plu, c’est la lumière, dans ce tableau, la manière dont elle circule, le jeu des couleurs au niveau des reflets. Ce cadavre, cette chair suspendue devient finalement un rayonnement de lumière.

Il y a quelques chose d’étonnant dans la représentation de cette nature morte, cette raie est troublante, présente et magnifiée par le pinceau du maître.
Ce poisson, c’est aussi un oiseau d’une certaine manière. La raie, c’est un poisson qui vole dans la mer. Ce poisson, c’est un chef-d’œuvre complètement fascinant, parce qu’il est très étonnant en cela qu’il a quelque chose qui est lié, à mon avis, à la figure. Dans ce cadavre de poisson, on ne peut pas s’empêcher de voir un visage. On voit un visage qui s’adresse à nous, de façon universel.
Vous travaillez sur la matière inanimée (poussières, tissus) pour la transformer en une matière sublime. Quelle est l’influence de ce tableau dans votre œuvre ?
Parmi mes peintures récentes, certaines sont directement inspirées de La Raie de Chardin. Dans l’idée, je suis parti d’une sorte de carcasse suspendue, entre la carcasse et la chrysalide, c’est à dire une entité de transformation et de passage. J’ai alors utilisé des chutes de fragments de soie, les poussières de mon atelier, des poussières du château de Chambord et de la peinture à l’huile classique. Dans mon travail, je recherche beaucoup ce rapport à la matière inanimée, la matière rejetée. Petit à petit, la peinture évolue pour aller vers des formes de peinture où la carcasse se transforme en entités toujours liée à la lumière, à la poussière, à la particule, à la pollinisation.
Pour moi, le lien entre mon œuvre et cette nature morte, c’est le moment où la matière devient lumière et la chair devient lumière. Il y a une dimension biblique, liée au sacré. Et j’adore le territoire de la nature morte pour ça, parce que c’est ce qu’il y a de plus compliqué, finalement, d’atteindre le sublime… La nature morte aborde des objets inanimés, on est alors dans une dimension moins grandiloquent que la peinture d’histoire. C’est un endroit où c’est uniquement le geste de peindre qui permet de toucher au sublime.
Lionel Sabatté, Chrysalide de Vinci
Lionel Sabatté, Pollinisateur irisé, 2022, photo : © Grégory Copitet
Lionel Sabatté, Chrysalide du 11/11/2022, 2022, photo : © Grégory Copitet



Ce cadavre, cette chair suspendue devient finalement un rayonnement de lumière.