

L’Art sous toutes ses formes : BAD + 2024 inaugure sa 3ème édition !
Par Marwan Kahil
Prix BAD + Bordeaux Art and Design – Château Kirwan décerné à Valérie Sonnier.

La troisième édition de la Bordeaux Art & Design, International Art Fair, vient de se tenir. Après avoir dirigé et développé par le passé de nombreux événements dont la FIAC et Paris Photo, Jean-Daniel Compain amorce et ancre un moment qui se veut déjà incontournable et qui augure de belles promesses. Un événement regroupant de nombreuses galeries et artistes français et internationaux de renom et qui confirme l’attrait incroyable d’une ville, d’un territoire où l’Art autant que l’art de vivre fédère, invite aux échanges et à la contemplation. Un rendez-vous qui s’ancre dans la ville et au bord de la Gironde ainsi qu’au sein de prestigieux domaines viticoles où les résidences d’artistes inspirent, en particulier celle remarquée de l’artiste Lélia Demoisy avec qui il fut possible d’échanger au cœur du château Smith Haut Lafitte entre art et vigne, domaine où de nombreux artistes ont pu installer de monumentales et inspirantes sculptures et qu’il est fortement recommandé de contempler.
À noter au cœur de cette effervescence une exposition Art et Design à l’hôtel particulier Silvera, un évènement regroupant les travaux de dix artistes rendu possible par l’Agence Chaumette. Effervescence aussi via les partenariats avec les institutions bordelaises, notamment l’apport du Capc, centre historiquement dédié à l’art contemporain, qui offre au regard des visiteurs l’une des pièces majeures de sa collection, Montezuma’s Revenge, une toile de près de douze mètres de long, signée Jim Shaw, béance magnétique qui suscite un réel vertige, une spirale apocalyptique monumentale.





L’Art de vivre est donc l’un des marqueurs de cet événement, il constitue l’identité de la BAD+ et la distingue dans le paysage des foires internationales d’art contemporain. C’est en ce sens qu’un dîner de gala en préambule de l’évènement a réuni galeristes, artistes, collectionneurs, journalistes et mécènes autour des créations culinaires du chef doublement étoilé Mathieu Viannay mettant à l’honneur le terroir et les vins bordelais, au profit de la Fondation Bergonié.
De nombreuses émotions partagées qui l’ont été grâce aux rencontres, fécondes, et aux différentes approches et mediums proposés par les galeries et les artistes qu’elles représentent. Art Interview a pu parcourir la BAD+, des bords de la Garonne jusqu’au cœur des domaines, échanger avec Gloria Friedmann au Château Smith Haut Lafitte autour de son œuvre monumentale, retrouver les œuvres d’Ernest Pignon-Ernest exposées par la galerie Artset, celles d’Arthur Aeschbacher au cœur d’échanges d’une grande qualité avec la galeriste Véronique Smagghe qui a su défendre et partager sa passion pour les Nouveaux Réalistes et les Affichistes avec un regard sans cesse renouvelé et un engagement toujours aussi juste. Et, parmi les nombreuses œuvres percutantes, un coup de cœur pour la galerie Anne-Sarah Bénichou où le dessin occupe une place prépondérante.










Le dessin justement, a été pleinement récompensé lors de cette édition. L’œuvre, happante et magnétique, fantomatique de Valérie Sonnier a marqué les esprits. La BAD+ qui crée cette année le prix Château Kirwan est venu récompenser l’artiste, représentée par la galerie Nadja Vilenne aux côtés de Jean-Michel Botquin dont le travail éditorial est remarquable, galerie qui exposait notamment une série saisissante de photographies de Jacqueline Mesmaeker.
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Art Interview a ainsi pu s’entretenir avec l’artiste Valérie Sonnier, professeur de dessin et de morphologie aux Beaux-Arts de Paris et dont l’œuvre, dense, intrigue autant qu’elle révèle. Un parcours artistique qui emprunte, série après série, au dessin, à la photographie et film en Super 8 au service d’une recherche constante et curieuse, mystérieuse entre mémoire de l’espace, récit et enquête introspective. Cette justesse dans l’usage de ces différents mediums est ce qui a retenu l’attention du comité de sélection du prix Château Kirwan qui récompense l’artiste.
Entretien avec l’artiste Valérie Sonnier

Les deux oeuvres présentées à la BAD+ font écho à un espace presque fantomatique, un diptyque séquentiel où opère une narration rendue possible par le dessin qui y tient un rôle majeur. Et pourtant, vous explorez différentes pistes en ayant recours à d’autres mediums…
J’ai eu la chance, grâce aux Beaux-Arts d’effectuer un séjour à Vancouver lors de ma dernière année de diplôme, et d’avoir Jeff Wall comme professeur durant trois mois. Le dessin était mon médium principal et j’avais aussi commencé à utiliser la photographie. Il m’avait alors encouragée à développer cette pratique ainsi que celle de la peinture et du film super8. Ces mediums sont devenus nécessaires et complémentaires dans mes séries et se font écho au fil des étapes, de mes réflexions et in fine de mes créations. Un ouvrage rétrospectif sur mon travail vient de paraître au sein de la collection Gratitudes des éditions des Beaux-Arts de Paris et il montre ce déploiement, ces différentes strates de compréhension que permet l’usage de ces différents mediums. Ils viennent tous appuyer à leur manière mon travail artistique au service d’une narration omniprésente.
Les dessins présents à la BAD+ montrent un lieu bien particulier situé justement aux Beaux-Arts où les murs ont pu voir passer tant de figures importantes au fil des siècles. Les Beaux-Arts de Paris ont joué un rôle important dans ma trajectoire.
Les artistes ont toujours des choses à partager et à dire mais ajouter ces strates, ces bouleversements sur l’histoire d’un lieu avec votre regard, cette pluralité de mediums toujours complémentaires et nécessaires c’est réellement passionnant… Surtout avec la place que vous accordez au dessin.
Le dessin est un médium fondateur ce qui n’empêche pas bien sûr les autres mediums. Jeff Wall me disait: «Si tu fais des films, si tu fais des photographies, c’est toujours ton oeil qui travaille et te permet des faire des choix, de décider de la composition d’une image. Le fait d’avoir dessiné beaucoup va de toute façon t’aider dans tes choix de cadrages.» Et ça s’est confirmé puisque je retrouve ce que je dessine dans ce que je filme et inversement, je m’approprie le lieu pour pouvoir le restituer ensuite.
Vous semblez vous intéresser à la puissance évocatrice des lieux, l’architecture comme livre ouvert et comme prétexte à l’introspection et à l’enquête presque historique. Vos oeuvres, tout médium confondu, s’articulent autour d’un épuisement du lieu comme pour mieux nous le restituer avec son histoire mais en le mettant au présent. Je pense notamment à votre installation durant la Nuit Blanche en 2022, Place des Vosges, au coeur de la Maison de Victor Hugo. Pourriez-vous nous en dire davantage de cette démarche ?
Depuis mes débuts, elle est là. Ça a commencé avec la maison où j’ai vécu une vingtaine d’années avec ma famille et ma grand-mère et que nous avons dû quitter. Mon quatrième film Des pas sous la neige, film super8 avec cet aspect narratif assumé était un moyen de garder une trace de cette maison, lieu de mémoire. J’ai ensuite dans mon parcours travaillé sur d’autres lieux qui m’intriguaient, m’intéressaient, comme un hôtel abandonné en Autriche dont l’histoire est saisissante… Badeschloss. Ce Château des bains était un établissement thermal où ont séjourné l’impératrice Elisabeth, mieux connue sour le nom de Sissi, Franz Schubert, le philosophe Arthur Shopenhauer, pour ne citer qu’eux.
Et donc plus récemment j’ai pu exposer à la Maison de Victor Hugo à Paris.
Toujours fidèle à une narration, vous poursuivez une exploration en lien avec ces lieux…
Oui, c’est ça. Absolument. Il y a des choses que je peux traduire en dessin, d’autres en film, d’autres en photographie et c’est vraiment ça que je recherche, une articulation qui interagit avec le lieu. Ces lieux me touchent et je me les approprie, c’est arrivé en Autriche donc. J’exposais là-bas, le commissaire de l’exposition Peter Riss m’a dit «Il y a ce lieu qui va te plaire, tu vas certainement réussir à t’y introduire». Ce qui a été le cas en effet , j’ai su par où entrer dans cette architecture presque en ruine, j’y suis retournée plusieurs fois. Il y a eu ensuite un incendie qui s’est produit lorsque j’étais à Paris, mais que j’ai pu dessiner grâce à des documents d’archive. Puis la neige est venue. La neige joue un rôle aussi très important dans mon travail. Elle est là, elle recouvre tout, elle efface des choses et en révèle d’autres.
L’un de vos premiers projets d’ailleurs était consacré à cela…
Oui, le film Des pas sous la neige et aussi Le jardin.II l’hiver. Mais pour en revenir à Badeschloss en Autriche dont quelques dessins sont présentés ici par la galerie Nadja Vilenne : quand je suis allée filmer là-bas c’était d’abord l’été, puis j’y suis retournée en hiver car c’était essentiel pour moi. J’ai fait d’abord les dessins de neige pendant plusieurs mois… J’ai ensuite pu filmer et voir dans le viseur de la caméra ce que j’avais dessiné au préalable. Ces petits formats dessinés sont essentiels, comme un storyboard amélioré. Ils racontent quelque chose, et ce quelque chose s’avère être vraiment de l’ordre de la narration et de la mise en place du lieu par le détail. Le film vient quant à lui permettre de continuer l’exploration du lieu et, pour ce qui est de la photographie, elle permet de prendre des instants, de capter des lumières particulières, de les arrêter. C’est pourquoi j’utilise plus la photographie pour les apparitions spectrales. Pour moi, la photographie est une preuve irréfutable d’une présence. Alors évidemment il s’agit d’une mise en scène mais c’est un moyen pour moi de prendre l’idée du fantôme pour rendre hommage aux êtres qui ont traversé un lieu. C’est vraiment ça qui m’intéresse.
J’ai eu une commande d’une commissaire d’exposition, Anne-Laure Chamboissier, dont le projet avait pour titre Habiter un lieu. Elle m’a permis de préparer une exposition dans un château que se sont transmis sept générations d’une famille d’origine polonaise exilée, le château de Montrésor en Touraine. J’ai pu filmer et photographier. C’était un lieu de résistance, un lieu où les femmes avaient eu un rôle très important. Dans la bibliothèque où étaient accrochés des portraits des femmes de la famille j’ai installé des moulages des mains des femmes de la dernière génération sur une table pour évoquer une séance de spiritisme, une tentative de convoquer les esprits. Ce projet a été l’un de mes premiers projets où je pouvais travailler in situ y compris pour l’installation. J’ai pu entrer en interaction pleinement avec le lieu pour la première fois. C’est suite à ce projet que j’ai pu contacter le directeur de la Maison de Victor Hugo, Gérard Audinet, qui a été tout de suite très à l’écoute quand je lui ai demandé la possibilité d’exposer dans les appartements de Victor Hugo. J’ai eu la chance de pouvoir filmer dans la maison Place des Vosges et à Guernesey, à Hauteville House, magnifiquement restaurée.
Victor Hugo qui a tant pensé et écrit sur sa fille disparue, qui a tant cru à la force et à la présence des esprits, pourquoi ce besoin d’aller vers ces questions en lien avec l’absence et la présence ? La disparition et l’apparition ? Pourquoi est-ce en arrière-plan ?
J’ai passé la plus grande partie de mon enfance avec ma grand-mère, que j’ai perdue assez tôt. Sa présence a été un accompagnement malgré sa disparition tout au long de ma vie. J’ai une sorte de certitude que les êtres ne disparaissent pas.. en tous cas pas complètement surtout quand on s’autorise un travail de mémoire. Ils habitent les lieux, ces lieux que je suis allée hanter à mon tour.
Pour Victor Hugo c’était évident, une évidence d’aller sur l’île de Guernesey, découvrir Hauteville House. On sait qu’il s’adonnait à Jersey à des séances de spiritisme après la mort de Léopoldine. Mais la demeure de Guernesey est une oeuvre en soi, il a pensé la décoration du vestibule au look-out, cage de verre où il écrivait tous les matins dès le lever du jour, debout, face à la mer. Il a fait graver la plupart des meubles, et sur une chaise est gravée en latin la phrase absentes adsunt…les absents sont toujours là. Cette phrase je l’ai photographiée et intégrée à une installation et elle résonne particulièrement avec mon travail.
Le drap blanc semble faire écho à cette neige qui recouvre… Un masque qui dévoile. En réalité ce n’est pas une page blanche, c’est un filtre qui permet de voir autrement.
Oui on peut dire ça. L’idée du fantôme s’est imposée presque naturellement. Je ne savais pas comment rendre hommage à des disparus et finalement l’idée du fantôme, l’idée la plus simple, ce fantôme blanc, cette vision de l’enfance d’une forme humaine sous un drap blanc est restée jusqu’à maintenant. Il s’agit pour moi d’évoquer une présence diffuse et presque rassurante parce que c’est une imagerie familière. Et c’est un filtre qui amène les souvenirs, une mémoire individuelle ou collective.

C’est dans cette même réflexion que vous avez souhaité dessiner ce bassin aux Beaux-Arts que vous nous restituez dans ces deux grands formats exposés par la galerie Nadja Vilenne à la BAD+ ?
Les Beaux-Arts sont devenus une deuxième maison pour moi, j’y ai passé mon temps d’études et j’y enseigne le dessin depuis vingt ans. C’est un lieu extrêmement chargé d’histoire, Delacroix, Ingres, Géricault… dans l’amphithéâtre on sait que Matisse s’est assis sur les bancs… Un lieu auquel nous sommes je crois toutes et tous très attaché.e.s, étudiant.e.s, professeur.e.s et toutes les personnes y travaillant. Il y a une importante collection de dessins sur place, la deuxième après celle du Louvre. Le lieu que j’ai dessiné, le jardin de l’hôtel de Chimay, devient un jardin mystérieux quand il neige un peu. Cela arrive de moins en moins souvent, mais à chaque fois je suis comme prise d’émerveillement. Il y a deux ans, il a neigé un peu, je me suis immédiatement rendue aux Beaux-Arts et j’ai vu ce bassin qui était devenu autre chose. Un trou noir, une béance, comme un miroir, un miroir de notre mémoire qui appelle et qui peut évoquer un passage. On ne sait pas trop vers où. Enfant ces bassins sont marquants. Dans la maison où j’ai passé mon enfance, il y avait un tel bassin, lieu de rêverie et d’explorations aventureuses. Et dans les années 90 j’avais vu à la Documenta de Cassel une pièce d’Anish Kapoor qui m’avait frappée, un trou d’un noir profond, vertigineux…j’y ai repensé après avoir fait ces dessins.
Toujours cette dynamique qu’à partir du moment où la neige est au rendez-vous ça crée un instantané qu’il faut saisir ? Saisir le lieu et l’émerveillement ? Un peu à la Docteur Jivago ? Où ce lieu est confronté autant à la mémoire qu’aux éléments. J’ai un frisson en le disant.
Oui, totalement, moi-aussi. (Elle sourit). C’est cet émerveillement. Propre à l’enfance que la neige offre, cette magie. Pierre Bergounioux, qui a écrit le texte d’introduction dans l’ouvrage de la collection Gratitudes, ne mentionne pas Boris Pasternak mais Marcel Proust et aussi Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier qui faisait partie des premiers émerveillements littéraires. Il y a une fragilité aussi avec la neige, une perte de la neige puisque nous connaissons la situation et la disparition des glaciers annoncée. Caroline Lamarche, autrice belge, a été très touchée par mes dessins de neige et pour elle, la préoccupation de la perte est là, perte autant que dérèglement en lien avec ce que nous vivons avec le climat. Il y a quelque chose qui change, qui se bouleverse. Aux Beaux-Arts de Paris c’est désormais rare de voir la neige.


Une dernière question, le papier coréen pour les grands formats mais ces cahiers presque scolaires pour les petits formats avec cette césure, l’agrafe encore apparente au milieu, les marges rouges et les lignes bleues… Pourquoi ce choix ?
Ces dessins demandent un temps assez lent d’exécution, plus ou moins deux semaines de travail. En réalité ces feuilles sortent de cahiers de comptabilité. J’avais trouvé un jour des jouets au marché aux puces et ces cahiers de comptabilité sur lesquels j’ai dessiné mes premières séries de dessins quand j’étais étudiante.. Dessins qui se retrouvent dans Le Cahier des morts minuscules paru en 2011 et préfacé par Bruno Girveau et Dominique Païni qui fut le premier à montrer mon travail avec les différents mediums. Ce cahier racontait l’écoulement d’une vie, de la naissance à la mort à travers un jouet, un petit camion devenu un héros au fil de ses rencontres… Ça peut paraître redondant mais l’idée de la comptabilité c’était réellement l’idée de compter le temps, les heures, les jours, les années – j’ai toujours beaucoup aimé le travail d’On Kawara, de Roman Opałka – comme un registre, l’idée des archives, de consigner, d’ajouter la trace et de garder, préserver quelque chose. Pierre Bergounioux écrit que la perte est un thème obsédant dans mon travail, ce qui est très vrai…
Et aussi de la restitution… Je pense à l’immuabilité jamais atteinte dont parle Georges Perec, caractère immuable des lieux, peut-être aussi des êtres qu’on aimerait garder pour soi, ne jamais voir disparaître et qu’on tente par l’Art de restituer autant que possible.
Oui, car en même temps je lutte contre cette perte, et m’intéresse à des lieux qui ne concernent pas mon histoire personnelle mais qui m’ont touchée, où on pouvait ressentir l’abandon, la disparition mais que je souhaitais transmettre, restituer. Donc oui, c’est bien de restitution qu’il s’agit. Et de mémoire.