

Jérôme Sans
AUTOUR D'UNE ŒUVRE
Un village sans frontières de Chen Zhen,
À la rencontre d’une personnalité du monde de l’art et de la culture, nous avons posé une question simple :
quelle œuvre vous a marqué et compte dans votre vie et votre parcours ?
Retour sur la fascination, l’émerveillement, le trouble ou le choc suscités par une œuvre d’art…

Par Fanny Revault
Jérôme Sans, curateur, directeur artistique et créateur d’institutions, il est notamment connu comme étant le cofondateur puis codirecteur du Palais de Tokyo. Aujourd’hui, il nous parle de sa rencontre avec l’artiste chinois Chen Zhen dans les années 80. Les deux hommes nourrissent alors un dialogue fécond, attachés à comprendre le monde de l’autre, l’occident et l’orient. C’est le début d’une longue collaboration et d’une grande amitié. Jérôme Sans revient sur le jour où l’artiste lui proposa de faire un workshop avec leurs familles respectives. Retour sur la fascination et la joie d’une amitié et d’une philosophie partagées.
Parmi les nombreux artistes que vous avez rencontrés durant votre carrière, quel est celui qui vous a le plus marqué ?
L’artiste qui m’a certainement le plus marqué dans ma vie est Chen Zhen. C’était quelqu’un de fascinant, qui pouvait troubler quand on le rencontrait, non pas parce qu’il était original, mais parce qu’il était très incarné, très puissant dans sa simplicité. Il était dans l’écoute et dans le partage de la parole. Je l’ai rencontré en 1986. J’avais alors 26 ans. Il s’est présenté comme journaliste pour un quotidien chinois et me disait qu’il était en France pour interviewer différentes personnalités et mieux comprendre le monde de l’art contemporain…
Comment votre relation s’est-elle développée ?
Nous nous sommes vus plusieurs fois, pendant différentes sessions. Il venait chez moi presque toutes les semaines. Et au bout d’un moment, j’ai compris qu’il n’était pas du tout journaliste. Son appétence pour l’art contemporain était évidente. Il me posait énormément de questions, et j’ai fini par comprendre qu’il était lui-même artiste. Il venait d’arriver de Chine, et le choc culturel avait complètement bloqué sa pratique de plasticien.
À chaque fois qu’on se voyait, je lui demandais de me montrer quelque chose, mais pendant deux ans, il ne se sentait prêt à partager son travail. Puis un jour, il m’a appelé et me dit : « Quelqu’un m’a prêté une salle pour deux jours. J’y ai installé des œuvres pour toi, si tu veux venir voir. » J’ai sauté dans un bus, et là, je suis tombé complètement par terre. Je découvrais l’aventure d’un vocabulaire totalement nouveau pour moi…

Venant d’Orient, comment a-t-il intégré le monde de l’art occidental ? En s’y confrontant, en dialoguant ? Comment travaillait-il ?
Tout son travail consistait à se confronter, en tant que Chinois, aux marges internationales où il pouvait aller. Il avait une soif de déplacement et de rencontres. Il a mené des workshops, des collaborations avec différentes communautés à travers le monde. Deux projets, notamment, en sont très représentatifs : Vulnerability et Un monde sans frontières. Le premier, à São Paulo, a été réalisé avec des enfants de communautés très défavorisées. Il leur a demandé : « Quelle serait votre maison idéale ? » Et ils ont construit, avec lui, des architectures à partir de bougies.
Tout le travail de Chen Zhen, c’était de réinventer le dialogue. Il voulait apprendre toutes les langues possibles. Il vivait avec une urgence absolue, car il souffrait depuis ses 25 ans d’une leucémie. Il avait ce compte à rebours au-dessus de la tête, et voulait faire de chaque instant un moment dense, intense.
Un Village sans frontières, 2000 Courtesy Galleria Continua, San Gimignano / Beijing / Le Moulin, par Ela Bialkowska
Un Village sans frontières, 2000 Courtesy Galleria Continua, San Gimignano / Beijing / Le Moulin, par Ela Bialkowska


Pourquoi des bougies ? Que symbolisaient-elles pour lui ?
Les bougies sont des objets simples, mais très forts. Elles accompagnent la célébration de chaque moment de la vie. Elles symbolisent le passage du temps, mais aussi, dans toutes les cultures, la naissance comme la mort. L’âme, dans beaucoup de traditions, reste encore présente dans la flamme. Il utilisait donc un vocabulaire transculturel, d’une grande modestie, mais profondément universel.
Un jour, alors qu’on allait déjeuner avec sa femme, son fils, la mère de mes enfants et mes deux enfants, on tombe sur une chaise d’enfant abandonnée, le long d’un passage piéton. On la ramasse, et après le déjeuner, il nous propose de faire un workshop ensemble. Nous avons construit, à quatorze mains, une maison, une sorte d’architecture joyeuse, dans l’euphorie du moment. C’est cette œuvre que je voulais partager avec vous, ici. Il s’agit d’Un village sans frontières.
Chen Zhen,
Chen Zhen, sans titre (Un village sans frontières), 2000, collection privée
Chen Zhen, sans titre (Un village sans frontières), 2000, collection privée



Vous évoquez cette œuvre comme une métaphore très forte. Elle semble être le socle d’une histoire à raconter…
Pour moi, elle est l’image de nos vies : très éphémères, comme une bougie qui se consume. La bougie peut être solide, mais aussi d’une fragilité extrême. Elle est comme nous : on peut tenir debout, et pourtant fondre à tout moment, selon un changement d’ambiance, un imprévu. C’était une histoire incroyablement belle — comme un temple dédié à une amitié, et à une philosophie partagée.
Vous avez finalement vécu la même situation de Chen Zhen. Un jour, vous avez quitté l’Occident pour découvrir la Chine…
Après sa mort, j’ai compris que ce que nous avions construit ensemble me revenait comme un boomerang. Des années plus tard, je suis invité en Chine. Je quitte le Palais de Tokyo pour développer la première fondation privée sur place. Et là, tous mes repères s’effondrent, comme les siens s’étaient effondrés à son arrivée en France. C’était à mon tour de me réinventer.
Que retenez-vous de cette amitié avec Chen Zhen ?
C’est rare d’avoir ce type d’amitié : c’était un ami qui vous transforme — et dans le bon sens du terme. Pour moi, la véritable amitié, ce n’est pas seulement la fidélité, c’est un dialogue où chacun se nourrit. Autant que je pouvais, je l’ai présenté à tous mes homologues, curateurs, critiques, journalistes… Il a pris son envol ainsi. C’était magnifique. On a collaboré, dialogué, traversé ensemble tous les chapitres de sa création. Vivre toute l’aventure d’une œuvre, de sa naissance à sa dernière pièce, c’était absolument passionnant. On aurait aimé que ça dure plus, c’est sûr.
Quelle leçon gardez-vous de cet artiste ?
Je pense qu’il m’a apporté une quiétude que je n’avais pas. Moi qui partais un peu dans tous les sens, je parlais très vite, je courais très vite… Il m’a appris à regarder à l’intérieur et ne pas regarder qu’à l’extérieur et surtout de voir l’autre comme quelque chose de positif, quelle que soit la relation qu’on peut rencontrer ici ou là ; ne pas s’affoler lorsqu’un personne s’énerve ou ne comprend pas, prendre le temps de la comprendre.
Je pense qu’il m’a aussi appris l’extrême modestie. L’extrême modestie que rien n’est jamais gagné, que chaque jour est une épreuve différente qu’il faut prendre avec aisance et ne jamais regarder derrière. On vit maintenant, il faut vivre dans l’extrême actualité, dans l’ultra présent. Il m’a appris à être dans la force d’énergie de l’instant.
Tout le travail de Chen Zhen, c’était de réinventer le dialogue.