

Jean-Claude Golvin
AUTOUR D'UNE ŒUVRE
Amour sacré et Amour profane de Titien
À la rencontre d’une personnalité du monde de l’art et de la culture, nous avons posé une question simple :
quelle œuvre vous a marqué et compte dans votre vie et votre parcours ?
Retour sur la fascination, l’émerveillement, le trouble ou le choc suscités par une œuvre d’art…

Par Fanny Revault
Jean-Claude Golvin, architecte, archéologue et dessinateur, est le premier spécialiste au monde de la restitution par l’image des grands sites de l’antiquité. Séduit dans sa jeunesse par cette œuvre de Titien, il se remémore cette peinture « à messages », réaliste sans mièvrerie mais au contraire d’une force incroyable, dans la composition, les contrastes, les couleurs, les attitudes et les symboles. Jean-Claude Golvin revient sur ce choc, un éblouissement de beauté où un cheminement commence… Il nous parle de la dimension philosophique et initiatique de cette œuvre, une réflexion sur les mystères de l’amour et le sens de la vie. Rencontre.
Quelle œuvre avez-vous choisi pour cet entretien ?
Choisir une seule œuvre est toujours difficile quand on aime vraiment la peinture, mais chez moi, c’est le Titien qui domine. Il me paraît incarner une forme de puissance rare, presque totale. Tous les aspects de l’art y sont en relation. Amour sacré et Amour profane est une œuvre que j’ai découvert très jeune et elle m’accompagne depuis comme une voix familière.
Qu’éprouvez-vous face à cette peinture du Titien ?
Titien, c’est d’abord un choc. On est saisi par quelque chose de total : une beauté d’ensemble, une harmonie qui agit presque comme une symphonie. Et puis, très vite, on sent qu’on va être pris dans une histoire qui va durer. Il ne s’agit pas seulement de plaisir visuel, quelque chose de plus profond se met en marche, une durée, un récit, une expérience intérieure.
Quelle force exprime la composition du tableau ?
La construction du tableau est lisible très rapidement, mais elle n’en est pas moins subtile. Il y a une symétrie marquée : deux femmes, de taille équivalente, se tiennent face à face. L’œil est d’abord attiré à gauche, vers Laura, la jeune mariée, vêtue d’une robe blanche éclatante, littéralement lumineuse dans la pénombre générale du tableau. Cette robe, cadeau de mariage, marque le point de départ de la scène : c’est le moment du passage, celui d’une nouvelle vie. On apprend que Laura est veuve, et cela change immédiatement le regard qu’on porte sur elle. Le thème du mariage est donc imbriqué à celui de la mort. Cette tension est présente visuellement : on aperçoit un sarcophage, des motifs funéraires, comme un murmure discret derrière l’éclat du blanc. Laura nous regarde, légèrement tournée vers nous : elle veut dire quelque chose. C’est elle qui capte l’attention d’abord, qui appelle à l’écoute.

À côté de Laura se tient une autre femme, il s’agit de Vénus. Quel rôle joue t-elle dans cette scène ?
En face de Laura se tient Vénus. Et ce qui frappe, c’est qu’elles ont le même visage — ou presque. Laura, c’est la femme humaine, Vénus, la figure divine. Mais elles se ressemblent, comme si l’une était le reflet ou l’avenir de l’autre. Vénus regarde Laura, et l’on dirait qu’elle lui parle. Elle lui enseigne quelque chose. Ce qu’elle tient dans la main est une lampe, mais on n’en voit plus la flamme, seulement une fumée fragile. Ce que Vénus semble dire à Laura, c’est que l’amour est fragile, éphémère, que la flamme peut s’éteindre — ou s’est déjà éteinte. Elle est l’expérience qui s’adresse à l’innocence. C’est toute la beauté du tableau : cette transmission silencieuse, intime, presque douloureuse, d’un savoir ancien sur l’amour.

Les éléments du paysage renforcent-ils cette lecture symbolique ?
Oui, tout le décor participe de cette leçon. Du côté de Laura, le paysage est paisible, accueillant : des lapins courent dans les herbes, symboles de fécondité, des personnages gravissent une colline vers un château, comme une promesse d’avenir. Mais derrière Vénus, tout change. On aperçoit une scène de chasse. Des chiens traquent une proie invisible. Cette partie du tableau nous dit que l’amour est aussi une chasse, un combat, un jeu risqué. C’est un motif récurrent dans la mythologie et Vénus semble vouloir transmettre à Laura cette réalité brutale : aimer, c’est entrer dans un rapport de force, d’incertitude. Ce n’est pas un long fleuve tranquille.
Quel sens donnez-vous à la présence de Cupidon, placé entre les deux femmes ? Quel est son rôle ?
Cupidon est au centre, mais il ne regarde ni Laura, ni Vénus. Il est absorbé par un geste mystérieux : il fouille dans une eau sombre. Il semble chercher quelque chose — peut-être ce qu’est l’amour lui-même. Il y a, devant lui, une coupelle vide, comme en attente. Va-t-il y déposer ce qu’il aura trouvé ? Cette scène énigmatique, presque autonome, dit l’incertitude de l’amour, son mystère. Ce qui naîtra de cette quête est imprévisible. Cupidon ne sait pas ce qu’il cherche, et nous non plus.

En quoi cette œuvre dépasse-t-elle, selon vous, son sujet apparent ?
C’est un tableau initiatique, un véritable message de transmission. À qui s’adresse-t-il ? À tous ceux qui, comme Laura, sont au seuil de l’amour, jeunes, pleins d’élan mais encore ignorants. C’est à eux qu’il parle d’abord. Il dit les épreuves à venir, les joies, mais aussi la fragilité et les renoncements. Et pour ceux qui ne sont plus à cet âge, le tableau agit autrement : il ravive, il rappelle, il invite à méditer.
C’est cette richesse, cette capacité à traverser les âges de la vie, qui fait, je crois, la grandeur de cette œuvre. C’est pour cela que je l’ai choisie, au milieu de tant d’autres. Parce qu’elle nous accompagne longtemps, silencieusement.
Vous dessinez en écoutant de la musique. Quel parallèle en musique pourriez-vous faire avec cette peinture du Titien ?
Si je fais un parallèle avec la musique, que j’écoute en dessinant, alors Titien serait Jean-Sébastien Bach : sérieux, rigoureux, mais bouleversant. Botticelli serait plutôt Chopin. Titien nous plonge d’emblée dans une dimension philosophique et métaphysique, qui dépasse le sujet.
Titien nous plonge d’emblée dans une dimension philosophique et métaphysique, qui dépasse le sujet.