Image de Albert Loeb
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Albert Loeb

AUTOUR D'UNE ŒUVRE

Old woman with corn at the embrassy cleaners de Robert Guinan

À la rencontre d’une personnalité du monde de l’art et de la culture, nous avons posé une question simple :
quelle œuvre vous a marqué et compte dans votre vie et votre parcours ?
Retour sur la fascination, l’émerveillement, le trouble ou le choc suscités par une œuvre d’art…

Old woman with corn at the embassy cleaners, 1976

À la foire de Bâle de 1972, Albert Loeb, grand marchand d’art, découvrit la peinture de Robert Guinan (1934-2016), il en fut bouleversé. Des portraits d’une humanité mise à nue de l’Amérique du jazz, dans les quartiers pauvres de Chicago, peints dans une grande dignité malgré la misère et la souffrance. En plein essor du Pop Art et de l’abstraction, le peintre adopta dans les années 1970 un style réaliste, influencé par l’art français de la fin du XIXe siècle. Rencontre inattendue entre le peintre américain et le marchand d’art, qui débouchera aussitôt sur un contrat avec la galerie Loeb et une grande amitié. Robert Guinan est toujours resté en marge du monde de l’art, marqué dans son enfance par un poème de Rudyard Kipling sur la situation idéale de l’artiste, qui ne peint ni pour l’argent, ni pour la gloire. Albert Loeb, revient sur l’œuvre de cet artiste singulier. Rencontre.

Parmi les artistes que vous avez rencontré durant votre carrière, y en a-t-il un qui vous ai particulièrement marqué ?

J’ai rencontré beaucoup d’artistes, et j’en ai défendu un certain nombre. Mais il y en a un qui a marqué ma carrière de marchand de tableaux, c’est un Américain, Robert Guinan, qui a fait toute son œuvre à Chicago. J’ai rencontré son travail en 1972 à la Foire de Bâle. J’ai eu un coup de foudre chez un confrère viennois qui exposait trois peintures de Guinan. Et deux de ces tableaux très forts, très vivants, très humains dans ses sujets, ses modèles, représentaient des hommes et des femmes meurtris par la vie. Ils n’étaient pas dans une misère économique, mais dans une misère morale. Il y avait parmi eux des ivrognes, des prostituées, des alcooliques, des drogués. Et Robert Guinan avait développé, avec tous ces gens une intimité. Dans le fond, il était tout à fait en harmonie avec eux.

Vous avez choisi de nous parler aujourd’hui d’une peinture de Robert Guinan : une scène intimiste d’un commerce de quartier…

J’ai choisi une peinture qui se prête peut-être d’avantage à raconter, qui représente une vieille femme épluchant des épis de maïs dans l’arrière-salle d’une teinturerie de quartier. On y voit ce personnage au centre, très éclairé dans sa robe blanche, ainsi qu’une vieille presse. C’est une vieille installation, on le voit bien. Le propriétaire de la teinturerie, qui s’appelait Mike Steiglitz, était une sorte de bienfaiteur dans le quartier. C’était quelqu’un chez qui les gens se réunissaient, car il avait une grande humanité. Il s’arrangeait toujours pour trouver un travail à ceux qui le lui demandaient, comme cette femme, qui s’appelait Pauline, retraitée avec très peu de revenus. Et il lui trouva un emploi chez un traiteur, qui lui remit des épis de maïs qu’elle épluchait, préparait et mettait dans ces barquettes, ou elles seront cuites. C’est ce côté humain que Robert Guinan sait raconter dans sa peinture…

Comment peint-il l’humanité des quartiers défavorisés de Chicago?

Robert Guinan a une palette très particulière, ce sont souvent des tons un peu sourds, un peu éteints, sans couleur éclatante. Évidemment, ce qui est important pour moi, c’est que la peinture soit belle ! La peinture, ça reste le plaisir des yeux. Tous ces modèles, aucun n’est vraiment en bon état, mais ils sont tous très dignes. Je les ai rencontrés, c’est une communauté : Guinan rencontre là une fraternité.

Melvina Allen and the Chicago playboys, par Robert Guinan, 1993, © Succession Robert Guinan.

Robert Guinan a t-il été reconnu aux États-Unis ?

Il n’a jamais eu de reconnaissance à Chicago, et c’est un grand mystère. Il a fait tout le contraire que font les artistes pour se faire connaître. C’est probablement une des raisons pour lesquelles il est resté inconnu à Chicago. Pourtant, il savait qu’il était bon, comme Van Gogh savait qu’il était bon.

Si Robert Guinan n’a pas rencontré de succès à Chicago, il a su attirer des collectionneurs à Paris, grâce à vous. Et aujourd’hui, son œuvre est présentée dans une exposition importante à Lyon…

Il y a cet événement très important, cette chance, cette ouverture, ce support, qui est une exposition de Robert Guinan de trois mois tout un été au musée des Beaux-arts de Lyon, le deuxième musée de France. Alors on le découvre ! Comme s’il avait fallu la caution d’un grand musée… Moi je n’en prends pas ombrage. Beaucoup ont pu le découvrir, ou le remarquer pour la première fois. Peut-être qu’ils n’étaient pas prêts à le voir avant cette exposition ? Comme pour Picasso : certaines personnes n’étaient pas prêtes à voir son travail.

Mon père, Pierre Loeb, a été parmi les premiers à l’être. Il était très proche de Picasso quand il exposait Miro à sa galerie en 1925. Les gens venaient à la galerie pour en rire, se moquer ! Mais je pense qu’il y a un moment où les gens sont prêts. Et puis en ce qui concerne Guinan, la qualité était là, mais il fallait un peu plus d’importance dans le diffuseur. La galerie n’était pas suffisante et le musée a fait l’affaire. Le catalogue fera son chemin… Et peut-être que cette exposition ira aux États-Unis un jour… je le souhaite.

Comment voyez-vous l’art de demain ?

Je ne suis pas très optimiste pour l’art de l’avenir. Je crois que l’art a vécu ses plus belles années.
On entre dans une ère de communication, d’intérêt, de curiosité ludique, toutes ces choses-là qui animent les gens qui ne correspondant pas à ma définition de l’art. J’espère que le Prado, le Louve, le MET serviront encore longtemps. Je crois que la grande période de l’art, hélas, n’est pas devant nous.

Visionnez ici l’interview d’Albert Loeb

C'est ce côté humain que Robert Guinan sait raconter dans sa peinture…

Albert Loeb