Image de Yves Zlotowski
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Yves Zlotowski

AUTOUR D'UNE ŒUVRE

Groupe de femmes de Sonia Delaunay

À la rencontre d’une personnalité du monde de l’art et de la culture, nous avons posé une question simple :
quelle œuvre vous a marqué et compte dans votre vie et votre parcours ?
Retour sur la fascination, l’émerveillement, le trouble ou le choc suscités par une œuvre d’art…

Groupe de femmes (détail), Sonia Delaunay, 1925 © Centre Pompidou, Grand-Palais RMN

Yves Zlotowski revient sur le parcours fascinant de Sonia Delaunay, une des pionnière de l’abstraction, fondatrice du simultanéisme et figure majeure de l’art moderne. Le galeriste met en lumière une œuvre singulière et synthétique des années 20 « Groupe de femmes » qui lie mode, textile et peinture ; les formes géométriques et les couleurs sont déjà au centre de sa préoccupation. Une œuvre méconnue pourtant essentielle à son déploiement de l’abstraction. A l’occasion d’Art Basel 2023, la Galerie Zlotowski présente au sein de la section Feature une mini-retrospective de son oeuvre. Rencontre.

Pourquoi Sonia Delaunay vous semble-t-elle une artiste essentielle à redécouvrir aujourd’hui ?


Dans l’air du temps, il y a une vraie redécouverte des femmes artistes, notamment dans l’art moderne. Le cas de Sonia est très particulier, parce qu’elle s’est beaucoup battue pour être reconnue, et elle y est parvenue — ce qui est exceptionnel. Il est très rare qu’une femme artiste ait connu la reconnaissance de son vivant. Pour moi, Sonia Delaunay est une figure majeure. Elle incarne tout ce qu’on aime mettre en avant à la galerie : une artiste pionnière, libre, à la source de l’abstraction. Elle a inventé une manière de peindre, de concevoir l’image et la couleur qui reste fondatrice. Elle fait partie de ces figures qui ne s’inscrivent pas dans une tendance, mais qui en créent une…

Quelle œuvre avez-vous choisie pour incarner cette artiste ?

J’ai choisi Groupe de femmes, une œuvre de 1925 que j’aime particulièrement. Elle est très colorée, typique des années 20, et se situe à la frontière entre art décoratif et art visuel. À cette époque, Sonia Delaunay développe l’abstraction avec son mari Robert ; ils forment un couple d’avant-garde, elle est très en vue, intellectuelle, mondaine, connectée à tout ce que Paris compte de modernité.
Mais la Révolution russe bouleverse sa situation : d’origine russe, elle bénéficiait de rentes régulières de sa famille, qui s’interrompent brusquement après 1917. Elle doit alors gagner sa vie, ce qui la pousse à se tourner vers la mode, le textile, le design. Elle crée alors des robes, des motifs, des objets du quotidien. Ce sont des œuvres utilitaires, mais leur dimension artistique reste intacte.

Groupe de femmes, Sonia Delaunay, 1925 © Centre Pompidou, Grand-Palais RMN

Comment cette période a-t-elle nourri sa pratique picturale ?



Groupe de femmes est un dessin qui servait à promouvoir ses créations textiles. On y voit des femmes vêtues de ses robes, mais il n’y a pas de visages, les corps sont schématisés. Ce qui compte, ce sont les formes et les couleurs. Même dans une œuvre destinée à la publicité, elle reste fidèle à son langage pictural : le simultanéisme, cette idée que les couleurs interagissent entre elles, dans un rythme propre. Il y a une vraie puissance dans cette image, une énergie colorée, une sensualité aussi. Elle défend à travers cela l’idée que la beauté doit faire partie du quotidien, et que les femmes doivent pouvoir être à la fois élégantes et actives. C’est une œuvre joyeuse, libre, et pourtant très rigoureuse dans sa construction.

Comment définiriez-vous l’abstraction de Sonia Delaunay ? Quelle est son approche et sa sensibilité ?

L’abstraction de Sonia Delaunay est loin d’être sèche ou cérébrale. Elle est très incarnée, sensible, presque vibrante. Ses formes sont simplifiées, jamais rigides. Il y a toujours une part d’inachevé, une trace du geste, du mouvement de la main. On sent l’artiste en train de faire. C’est une peinture vivante, nourrie par la lumière et la couleur de la Russie où elle passa son enfance. 

Robert Delaunay disait d’ailleurs que c’est elle qui lui avait appris la couleur : « une femme de couleur », disait-il. Il l’a toujours vue comme une collaboratrice à part entière, pas comme une simple muse. Leur œuvre commune est indissociable. Et pourtant, après la mort de Robert en 1941, c’est Sonia qui s’est chargée de défendre leur œuvre. Elle s’est battue pour que le nom de son mari soit inscrit dans l’histoire de l’art. Cela a longtemps éclipsé son propre travail.

Portrait de Sonia et Robert Delaunay © Centre Pompidou, Grand-Palais RMN

La place de cette artiste pionnière a-t-elle été reconsidéré dans l’histoire de l’art ?


Longtemps, elle a été vue comme une simple décoratrice, ce qui était une manière de minimiser son rôle. Or, pour elle, la décoration faisait pleinement partie de sa vision de l’art — et même de la vie. Elle ne séparait pas l’art de l’usage, ni l’œuvre de la vie quotidienne. Ce n’est qu’assez récemment qu’on a commencé à relier son travail textile et vestimentaire à son œuvre picturale. 

Aujourd’hui, grâce à de nombreuses expositions, elle est enfin reconnue pour l’ensemble de son travail. Elle est devenue une figure tutélaire, une sorte de marraine de l’abstraction. À partir de la fin des années 60, elle a connu un grand succès et a été reconnue comme une artiste complète, libre, audacieuse. Ce qui est très rare. Beaucoup d’artistes femmes de cette époque, comme Sophie Taeuber-Arp, ont été oubliées, invisibilisées. Sonia Delaunay, elle, a réussi à exister de son vivant, ce qui est presque un miracle.

Visionnez ici l’interview d’Yves Zlotowski

Une artiste pionnière, libre, à la source de l’abstraction.

Yves Zlotowski