Image de Quand le bijou devient sculpture  
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Quand le bijou devient sculpture  

Par Fanny Revault

Ute Decker et Christophe Tissot : Changement d’échelle

« Une sculpture réussie est un précipité d’énergie qui marque les esprits, une énergie rayonnante communiquée au spectateur » affirme Paul-Louis Rinuy, historien, spécialiste de la sculpture contemporaine « L’essentiel n’est ni la matière, ni la dimension…». C’est en suivant ce postulat, et en souhaitant ouvrir cette fenêtre de réflexion au public que la Galerie Cipango fait dialoguer les bijoux sculpturaux des artistes Ute Decker et Christophe Tissot. Après s’être rencontrés pour la première fois en exposant ensemble au Museum of Art and Design de New York en 2015, les artistes se retrouvent à nouveau à la Galerie Cipango. Ils y présentent une vision différente du bijou où la frontière artificielle entre sculpture et sculpture pour le corps se dissout.
Commissaire d’exposition : Sylvie Tissot

Vos bijoux sont des sculptures, prenant vie dans une tri-dimensionnalité singulière. Où puisez-vous votre inspiration ? Quelle est la philosophie de votre travail ?

La plupart des pièces commencent comme des explorations de formes sculpturales. Je ne sais jamais vraiment quel sera le résultat final : il y a toujours quelque chose d’inattendu et cette surprise, je l’espère, est transférée à la personne qui porte le vêtement lorsqu’elle s’engage physiquement avec la pièce.

Mon intérêt pour le vide en tant que support sculptural est né de mon attirance pour la philosophie du zen et du concept de « l’esprit vide », dans lequel nous sommes libérés de l’illusion d’un moi séparé et pouvons comprendre l’interconnexion de toutes les choses. Lorsque j’introduis le vide dans l’œuvre – un moment de repos dans l’œuvre – il devient d’autant plus puissant que nous nous concentrons intensément sur la ligne contrastée du matériau, analogue aux pauses rythmiques d’une composition musicale. Pour moi, le désir – dans la fabrication et le port – vient du fait que nous nous arrêtions et que nous écoutions ; nous sommes attirés hors de l’activité en cours d’un monde chaotique.

Le concept de jeu est tout aussi important dans ma pratique. La sculpture de cou Articulation, par exemple, est composée de pièces linéaires segmentées en argent recyclé – chaque fois qu’elle est placée autour du cou, ses branches métalliques s’inclinent de manière tout à fait unique, animées par le corps, le mouvement et les choix de la personne qui la porte ; croisée plusieurs fois sur elle-même ou tordue dans une direction surprenante, elle devient à nouveau une nouvelle pièce.

Je l’expérimente sur mon corps, jusqu’à ce que mon intuition me dise que je suis prête à réaliser la pièce de joaillerie finale.

Vos bijoux sont minimalistes et audacieux, avec des lignes nettes et libres. Comment abordez-vous le travail sur les bijoux ? Partez-vous fidèlement d’un croquis ou laissez-vous au hasard le soin de manipuler les longs rubans d’or et d’argent ?

J’explore d’abord les formes à l’aide de fils en acier, qui sont ensuite traduits en une maquette en laiton. Je porte cette maquette pendant des mois – j’interagis et je joue avec elle, je comprends sa personnalité, je la guide par de minuscules ajustements au fur et à mesure que je l’expérimente sur mon corps, jusqu’à ce que mon intuition me dise que je suis prête à réaliser la pièce de joaillerie finale.

Ensuite, je travaille pendant de nombreuses heures ininterrompues dans l’atelier ; sur la base de la connaissance intime de la forme de la maquette, je rassemble un flux d’énergie doux et dynamique dans la fabrication – qui s’apparente à la pratique de la calligraphie. Cela devient un acte intuitif, presque méditatif.

Chaque pièce est sculptée à la main de cette manière, ce qui fait que même au sein d’une série, chacune devient une sculpture miniature unique et portable, avec son propre caractère.

Vous êtes l’une des principales voix du mouvement international de la bijouterie éthique. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette approche ?

En tant qu’artistes, nous transformons les matériaux en histoires et en significations, en objets qui vous font penser et ressentir. Pourtant, nous oublions souvent que les matériaux ont leurs propres histoires, leurs propres réalités historiques, environnementales et sociales.  La provenance soigneusement choisie de mes matériaux est à l’origine de la beauté profonde de chaque pièce.

En tant qu’économiste politique devenue journaliste puis joaillière, j’ai été l’une des premières au monde à travailler avec de l’or entièrement traçable, certifié et issu du commerce équitable. C’était en 2011. Il est encourageant de constater que l’éthique dans la joaillerie est en train de devenir une pratique acceptée par un groupe de plus en plus large de fabricants, qui s’attaquent à cette question complexe et épineuse avec la recherche et l’engagement qu’elle mérite.

Malheureusement, le « green-wash » s’est généralisé.  Vous trouverez une mine d’informations pratiques sur les choix éthiques en matière de bijoux, tant pour les clients que pour les bijoutiers, sur mon site web.

Nous avons notre mot à dire dans ce récit – jouer, innover, communier, rechercher un moment de repos, afin de réfléchir à l’interconnexion d’un univers bien plus grand que nous.

En tant qu’artistes, nous transformons les matériaux en histoires et en significations, en objets qui vous font penser et ressentir.

Biographie de Ute Decker
L’artiste joaillière Ute Decker, née en 1969 en Allemagne, vit et travaille à Londres. Ute Decker est particulièrement connue pour ses pièces sculpturales à la fois minimaliste et audacieuses.  Elle a créé une méthode innovante pour sculpter, plier et tordre de longs rubans d’or et d’argent faisant apparaître ainsi une « poésie géométrique » expressive en trois dimensions
. Son utilisation de formes essentielles, de textures subtilement contrastées ainsi que du jeu entre l’espace vide et les lignes dynamiques, se réfère à diverses influences telles que l’art tribal et le minimalisme du zen. Il confère à son travail une présence puissante.

Les œuvres de Ute Decker sont régulièrement exposées lors de foires et expositions internationales et font partie de collections muséales prestigieuses, dont le Victoria and Albert Museum, Londres (UK), le Crafts Council, Londres (UK), le Musée National Suisse, Zurich (Suisse), le Musée Barbier-Mueller, Genève, (Suisse) et le Spencer Museum of Art, Kansas (USA). Plus récemment, l’artiste a travaillé sur une commande spéciale pour le Dallas Museum of Art, au Texas (USA).
Elle est représentée par Elisabetta Cipriani, à Londres, et collabore également avec la galerie de design internationale Carpenters Workshop.


Vous développez depuis plus de trente ans une œuvre picturale à grande échelle mêlant à la fois symbolisme, figuration narrative et abstraction. Les formes du monde naturel prédominent. Comment votre peinture a t-elle nourrit votre approche du bijou ?

Cette question m’amène à rendre hommage à mon professeur Pierre Belves qui nous enseignait les samedis aux ateliers de l’Union Centrale des Arts Décoratifs du Louvre. Sa pédagogie m’a appris à poser le regard, à percevoir les affinités qui relient les êtres et les choses. Parfois, les élèves du cours des moins de quinze ans dont je faisais partie, partaient à sa suite visiter le musée des arts décoratifs. Nous regardions avec le même intérêt les miniatures en ivoire du moyen âge, les faïences animalières de Bernard Palissy, les châsses empierrées ou bien quelques belles tapisseries.

Chaque samedi, nous avions un diaporama des grandes expositions en cours. Durant des années, j’ai absorbé cette nourriture artistique. Je pratiquais un peu le modelage, beaucoup le dessin, la gouache, la gravure… et mon imagination. Naturellement, je me suis mis à voir en trois dimensions tout ce que je faisais. Dès cet instant, dessiner et modeler un bijou devenait évident mais je ne le savais pas encore.

Plus tard, j’ai alors accompagné mes séries de peintures par des motifs en relief inspirés soit par des thèmes figuratifs (animaux, feuillages, empreintes), soit par des thèmes abstraits (volutes, gravures, multiples) autant de bijoux inédits qui ont fini eux aussi par influencer mes peintures.

Quels procédés utilisez-vous pour réaliser vos bijoux ?

En réalité, j’ai découvert que dans la pratique artistique, c’est autant l’artiste qui travaille la matière que la matière qui travaille l’artiste. Sans cette sorte de dialogue, rien ne se fait vraiment.

On raconte cette histoire du peintre chinois qui, une fois son encre achevée, monte dans la barque peinte et disparait sur le fleuve en papier. Ainsi, quelque soit le matériau utilisé, celui-ci ‘’prend’’ un peu de vous à chaque fois et la restitution de l’offrande prend la forme de l’œuvre, quelqu’en soit la dimension.

La cire, par exemple, est une matière inépuisable qui prend beaucoup et rend beaucoup. Une fois fondue, donc disparue, la cire est devenue métal qui se prête alors à une finition, un rendu qui parachève le travail de l’artiste. La cire est neutre, elle accepte toutes les propositions et surtout toutes les intentions. Elle se charge progressivement de celles-là. Sa manipulation est donc à prendre avec certaines précautions.

Plus elle est estimée et plus le bijou devient beau.

Dans la pratique artistique, c’est autant l’artiste qui travaille la matière que la matière qui travaille l’artiste. 

Vos pièces n’ont pas d’équivalence dans l’histoire du bijou ; aussi attrayantes sur un socle que sur le corps, elles peuvent brouiller les frontières entre sculpture et bijoux.  Selon vous, comment le bijou rejoint la dimension sculpturale ?

Peut-être est-il d’abord nécessaire de ressentir un besoin impérieux de sculpture pour qu’elle décide d’apparaître. La gravure m’a entrainé à voir en petit ce que j’imaginais en grand. C’est pour cette raison, sans doute, que j’aime façonner mes manchettes comme s’il elles étaient de petites sculptures organiques qui se développent en ‘’famille’’.

Un bijou n’est généralement pas une sculpture car il n’est pas pensé pour le devenir, il répond à certaines contraintes techniques (le sertissage, la portabilité…) qui lui sont propres. Il est de petite taille et il le restera. Pour devenir sculpture et bijou, il faut apprendre le sens du rythme, de l’équilibre, du déséquilibre, du plein et du vide mais aussi voyager sans cesse entre deux états, le petit et le grand.

Une sculpture a besoin d’avoir en elle les qualités d’un bijou, l’élégance d’une forme heureuse, un style, une finesse d’inspiration et un peu de magie, mieux vaut lui éviter la grandeur d’un tyran ou d’un Goliath.

Paradoxalement, c’est la peinture grand format qui m’a donné la facilité de créer des bijoux. Réduire le fond et la forme d’un grand tableau de manière à projeter son énergie dans une petite sculpture portable est ce qui m’a permis de créer ces nouveaux ensembles qui rassemblent plusieurs centaines de prototypes depuis 1987.

Une sculpture a besoin d’avoir en elle les qualités d’un bijou, l’élégance d’une forme heureuse, un style, une finesse d’inspiration et un peu de magie.

Quelle est la place de votre compagne dans la création de cet ensemble très identifiable de bijou d’artiste ?

Sylvie est à l’origine de la création de nos bijoux d’artistes. C’est à elle que nous devons leur histoire. Peu à peu, un travail à quatre mains a pris forme, une alliance sans parole, ni mots de trop. Deux cœurs qui travaillent depuis près de quarante ans portés par la joie et le plaisir de faire naître des formes belles et surprenantes au service d’un art immémorial.

Biographie de Christophe Tissot
Né en 1960 à Créteil, Christophe Tissot est un artiste à l’œuvre protéiforme, il s’exprime à grande échelle dans le champ pictural mais aussi dans les arts appliqués tels que la peinture murale, la tapisserie contemporaine et le bijou d’artiste.
Formé dès l’enfance aux Ateliers du Musée des Arts Décoratifs du Louvre, il est très tôt remarqué par le monde du luxe pour lequel il réalise de nombreux décors en France et à l’international. Pendant 10 ans, la maison Yves Saint-Laurent recherchera ses créations et lui passera de nombreuses commandes. Artiste engagé, il s’illustre par la suite dans des projets d’intervention pour l’espace public.
Christophe Tissot fait aussi partie du petit nombre d’artistes, pour qui la création de bijou est authentique et accompagne l’œuvre principale.

Principales réalisations: 1994. Décors sculptés Les Tulipes pour les boutiques Cerruti à Paris, Tokyo et Genève. 1996. Décors internationaux des vitrines Louis Vuitton. 1998. Conception d’un spectacle Sons et Lumières Un voeu, une étoile pour la place Vendôme à Paris. 2000. Création à Singapour du Mur Lion, fresque de 126 m de long, inaugurée par David Te Lim, ministre de la Défense, de l’Information et des Arts. 2006. Création du Fleuve Mémoire, polyptyque de 30 m de long en hommage à la Loire et aux grands fleuves, parrainé par Allain Bougrain-Dubourg. 2005/2010. Installation pérenne avec le soutien du Ministère de la Culture de 32 peintures grands formats dans les nouveaux bâtiments du Centre Régional de Cancérologie de Tours. 2011/2019. Série monumentale les Douze Coqs transposées en tapisserie par les Ateliers PintonàAubusson-Felletin.



Exposition
ÜTE DECKER / CHRISTOPHE TISSOT : Changement d’échelle.
Dans le cadre du Parcours Bijou Paris & Starting Sunday (la semaine de l’Art)
Du 4 au 29 octobre 2023 
GALERIE CIPANGO
14, rue de l’Échaudé 75006 Paris
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Une sculpture réussie est un précipité d’énergie qui marque les esprits, une énergie rayonnante communiquée au spectateur.

Paul-Louis Rinuy