

Jean Boghossian
AUTOUR D'UNE ŒUVRE
Melancolia d’Albrecht Dürer
À la rencontre d’une personnalité du monde de l’art et de la culture, nous avons posé une question simple :
quelle œuvre vous a marqué et compte dans votre vie et votre parcours ?
Retour sur la fascination, l’émerveillement, le trouble ou le choc suscités par une œuvre d’art…

Par Fanny Revault
Au moment de concevoir une œuvre pour la Biennale de Venise 2022, Jean Boghossian avait en tête un chef-d’œuvre de la Renaissance allemande, Melencolia I d’Albrecht Dürer. Une figure centrale, ailée, énigmatique et sombre, songeuse, semble être en attente d’inspiration. Elle est considérée comme une personnification de la mélancolie. S’inspirant de cette gravure d’une grande richesse symbolique pour réaliser sa sculpture monumentale Melencolia Contemporanea, l’artiste nous explique comment il s’en ait emparé pour réinterpréter et refléter la mélancolie de notre monde actuel.
Lorsque vous avez conçu une œuvre pour la Biennale de Venise en 2022, vous vous êtes inspiré de l’œuvre de Melencolia I d’Albrecht Dürer. Pour quelle raison ?
J’ai été très heureux lorsque le Yacht Club de Venise m’a proposé d’exposer une œuvre à la Biennale en 2022. J’ai longuement réfléchi à ce que je pouvais créer pour leur terrasse, avant de décider que ce serait l’œuvre de Dürer qui serait ma source d’inspiration. Pourquoi ? Dürer, c’est la mélancolie… Il a réussi à graver cet état de l’artiste, mais aussi l’état d’une époque mélancolique, apathique, de silence et de pause. Cet état de mélancolie est définitivement triste, mais c’est en même temps l’étape nécessaire pour que la créativité s’installe.
Dürer, je l’ai découvert lorsque j’ai étudié l’histoire de l’art, et il est resté présent dans mon inconscient. Et c’est seulement au moment où j’ai dû réfléchir à une œuvre qui avait un sens particulier pour moi que j’ai pensé à cet artiste. J’ai pensé à lui parce que j’ai voulu faire une œuvre qui avait un rapport avec mon parcours, mon vécu et le monde d’aujourd’hui. Je crois que cette œuvre reflète justement ces trois points. L’œuvre de Dürer me reflète, en quelque sorte.

D’où vous vient cette mélancolie ?
Ma mélancolie me vient de mon pays d’origine où mon grand-père a connu un génocide. Je suis né à Alep, une ville totalement détruite, démolie. J’ai vécu au Liban mes plus belles années de jeunesse, pays qui, malheureusement, a connu une guerre civile qui l’a démolie pendant dix-sept ans. Je me suis donc dit que je devais faire une œuvre qui évoque la mélancolie en général, et qui puisse exprimer aussi ma propre mélancolie.
La mélancolie est un des caractères de l’homme. Adolescent, lorsque j’étais en classe de philosophie, nous avions fait un test : il s’est avéré que j’étais mélancolique, alors que d’autres étaient passionnés, volontaires, apathiques… Je croyais appartenir aux volontaires, mais il s’avérait que j’étais un mélancolique.
Selon-vous comment Dürer exprime-t-il cet état particulier qu’est la mélancolie ? Quels éléments retrouve-t-on dans cette gravure ?
Je pense que Dürer voyait la mélancolie comme un état nécessaire par lequel il faut passer pour arriver à la créativité et à l’action, parce qu’après la créativité, il faut agir. Au centre de la gravure, sur la gauche, on retrouve un volume lié au calcul géométrique des planètes que j’aurais peine à vous expliquer, ainsi que “Melancolia I”, écrit dans un cartouche tenu par une chauve-souris. Et le volume est un peu tordu : j’y vois un parallélépipède ou un polyèdre. On retrouve aussi un carré magique, une sphère, un arc-en-ciel, un coucher de soleil, la mer, un compas… Mais aussi les éléments de la construction, du développement et de l’action qui sont le sablier, la mesure du temps, la balance.
Parmi l’ensemble des éléments que Dürer a intégré dans son œuvre pour représenter la mélancolie, vous en avez choisi certains : l’échelle et le volume. Pourquoi ce choix ?
Il y a beaucoup de choses chez Dürer pour représenter la mélancolie, mais j’ai choisi deux éléments. L’échelle pour l’espoir, et le volume pour l’attente avant l’action. Mon échelle à moi, c’est celle qui monte au ciel. Elle est attachée au socle, elle monte vers un espoir, vers un monde meilleur. J’ai donc conçu cette œuvre de quatre mètres cinquante, que nous avons construite de toutes pièces à Bruxelles, avant de la re-démonter pour la ré-installer à Venise. C’est le volume de Dürer qui est repris, avec une des facettes qui reprend trois lieux : Alep, Beyrouth et le Liban. Le reste du volume représente une réflexion du monde d’aujourd’hui, c’est le reflet de l’état actuel du monde. Par ailleurs, la souffrance est représentée par la partie brûlée.
Mon œuvre est un dialogue entre l’espoir et la souffrance, puisque j’ai repris l’échelle de Dürer, l’un des seuls éléments que j’ai pris avec le volume. Il y a beaucoup d’autres éléments dans son œuvre que j’aurais pu adapter : la chauve-souris, par exemple, qui pourrait représenter le Covid, mais j’essaie d’exprimer ma mélancolie à moi.
Jean Boghossian, Melancolia Contemporanea, 2022, 59ème Biennale d’art de Venise, terrasse de la Compagnia della vella, Photo : Ellezeta di Zanon Luca / Getty Images
Jean Boghossian, Melancolia Contemporanea, 2022, 59ème Biennale d’art de Venise, terrasse de la Compagnia della vella, Photo : Ellezeta di Zanon Luca / Getty Images


Le monde actuel et ses vicissitudes ouvrent un champ vaste. Y a-t-il d’autres éléments du monde actuel que vous auriez pu évoquer ?
J’aurais pu parler de Kiev, j’aurais pu parler de ce qui se passe dans le monde aujourd’hui, mais je ne voulais pas être trop général. Tout le monde peut considérer que la mélancolie pour notre monde, c’est l’absence de solution, un monde qui ne trouve pas sa voie. Or, beaucoup de choses qui se passent dans le monde sont inadmissibles, ça émeut chacun d’entre nous. D’ailleurs, ce n’est pas la guerre, c’est la peur de la guerre qui nous touche : la peur des choses, pas les choses elles-mêmes.
Quand on n’est pas mort, on est vivant. Je crois que l’âme maintient cette énergie de faire la course avec le temps. Il y a un jour peut-être où je devrai accepter que le temps va gagner. Pour l’instant, je suis en en avance.
La mélancolie pour notre monde, c'est l’absence de solution, un monde qui ne trouve pas sa voie.